Voyager pour la première fois, c’est un peu comme ouvrir une porte dont on ignore totalement ce qui se cache derrière. On part avec des images idéalisées, des attentes forgées par les récits des autres et par nos propres rêves. Mais la réalité, elle, a toujours sa propre histoire à raconter. Ahmad, un Egyptien de 32 ans, n’avait jamais quitté son pays natal. Entre excitation et appréhension, il s’est envolé vers l’Europe pour découvrir un monde dont il ne connaissait que les photos et les légendes.
Par : Hanaa Khachaba
L’avion venait à peine de survoler la mer qu’il s’est surpris à sourire. Tout cela était vrai : il était en route pour l’Europe. Lui, Ahmed, qui n’avait jamais quitté l’Egypte ! Trente-deux ans passés entre les rives du Nil et le tumulte du Caire lui avaient forgé une vision du monde nourrie d’images de films, de récits d’amis et de photos glanées sur Internet. Dans son esprit, l’Europe était un mélange de rues pavées étincelantes, de musées regorgeant de chefs-d’œuvre, et de cafés où le temps semblait suspendu.

Lorsqu’il a enfin réservé son billet pour l’Europe – destination : une capitale réputée pour son architecture et ses musées – il portait en lui un mélange d’excitation enfantine et de questions inquiètes. C’était la première fois qu’il allait voir défiler des passants tirés à quatre à épingles àchaque coin de rue, entendre une langue qu’il ne comprenait pas, et marcher dans une ville dont l’histoire ne se lisait pas dans les minarets mais dans les flèches gothiques.

Ce voyageur égyptien s’attendait à découvrir un univers parfaitement organisé : transports en commun d’une ponctualité suisse, rues d’une propreté irréprochable, habitants élégants au pas pressé, et vitrines décorées avec goût à chaque coin de rue. Dans ses rêveries, il se voyait assis à la terrasse d’un café, un cappuccino fumant devant lui, observant les passants et griffonnant dans un carnet. Il imaginait aussi que chaque instant serait une carte postale : monuments baignés de lumière, sourires accueillants, et une atmosphère générale de raffinement.
Toutefois, la réalité a été plus nuancée. Dès l’aéroport, il a été frappé par l’efficacité des contrôles… mais aussi par l’absence d’interactions chaleureuses. Les employés parlaient vite, les passants ne ralentissaient pas leur pas pour aider, et dans le métro, chacun restait plongé dans son téléphone ou son livre, sans échanger un regard. Les rues étaient belles, mais la météo grise et humide, ponctuée de petites pluies glacées, lui rappelait qu’il venait d’un pays où le soleil règne presque toute l’année. Un midi, en consultant la carte d’un restaurant, il a compris que son budget souffrirait : le prix d’un simple sandwich équivalait à un repas complet au Caire. Même acheter une bouteille d’eau devenait un calcul. Les prix le glaçaient.

Pourtant, il y avait aussi de la magie. Elle surgissait au détour d’une rue, dans la lumière dorée d’un lampadaire qui caressait les pavés mouillés. Elle était dans l’odeur du pain chaud qui s’échappait d’une boulangerie, dans la voix grave d’un musicien de rue jouant du violon devant une cathédrale. Chaque promenade était une révélation. Les façades ornées de sculptures, les clochers qui se découpaient sur le ciel, les ponts illuminés la nuit, tout semblait sorti d’un livre d’illustrations. Ahmed s’arrêtait devant les boulangeries, hypnotisé par l’odeur du pain chaud et des viennoiseries beurrées. Dans les musées, il avait l’impression de franchir une porte magique : voir de près un tableau de Van Gogh ou une statue antique l’émouvait plus qu’il ne l’avait imaginé. Même le simple fait de marcher sur des pavés centenaires lui donnait la sensation de fouler l’histoire vivante.

Mais, le soir, le silence de sa chambre d’hôtel pesait. Il se surprenait à fredonner des chansons égyptiennes pour se sentir moins seul. Le tintement des tasses dans les cafés européens n’avait pas la même musique que le vacarme joyeux des cafés du Caire. Le parfum du café noir n’effaçait pas celui du thé à la menthe servi brûlant. Et aucun sourire, aussi poli soit-il, ne remplaçait l’accueil expansif de ses amis ou la chaleur d’un marchand de rue qui l’interpelle pour discuter quelques minutes. Avec son désordre, ses concerts de klaxons incessants et son ambiance chaotique, Le Caire reste pour lui la capitale la plus proche du cœur, c’est son bercail. Oui, il a aimé l’Europe avec sa magie, sa propreté et sa ponctualité. Mais, il se sentait dépaysé…

En repartant, Ahmed savait qu’il reviendrait, mais différemment : mieux préparé, plus conscient de ce qu’il voulait découvrir et de ce qu’il devait accepter. Ce premier voyage lui avait appris que l’Europe ne se résume pas à des cartes postales, mais qu’elle se vit dans ses contrastes : beauté et froideur, ordre et solitude, histoire et modernité. Surtout, il avait compris que voyager, ce n’est pas seulement voir l’autre, c’est aussi mieux comprendre ce qui fait de vous ce que vous êtes. Et pour Ahmed, au-delà des ponts et des musées, il y aurait toujours, au fond de lui, le parfum du Nil et la chaleur d’un soleil égyptien.