Dans le dédale d’Al-Darb Al-Ahmar, chaque ruelle est un livre ouvert sur l’histoire du Caire. Mais rares sont celles qui, comme « Al-Kerabiah », portent en elles l’empreinte d’un métier disparu, celui des porteurs d’eau et des outres en cuir qui abreuvèrent jadis la ville. Aujourd’hui encore, entre ateliers artisanaux, souvenirs de marchés populaires et rituels festifs du Ramadan, cette rue concentre tout ce qui fait la force d’un quartier : la mémoire collective, la fierté des habitants et l’art de transmettre une identité qui résiste au temps.

Par : Hanaa Khachaba
Au détour d’une ruelle du vieux Darb al-Ahmar, les pierres conservent encore le parfum du passé et la mémoire des récits qui s’y sont enchevêtrés. Parmi elles, la rue « Al-Kerabiah » se distingue. Son nom même raconte le métier ancestral qui a marqué ses habitants, celui de la fabrication des outres. Véritable bastion de l’artisanat du cuir en Egypte, cette rue perpétue un héritage unique.
La dénomination remonte à l’époque fatimide, lorsque l’on confectionnait des outres en peau d’animal pour transporter et distribuer l’eau potable aux habitants. Avec le temps, la gourde en cuir a disparu, tout comme le métier de porteur d’eau, mais l’art de travailler le cuir, lui, a traversé les générations. La rue a aussi abrité des lieux de négoce populaires, comme le marché dit « Souk Saqt al-Mawashi », spécialisé dans la vente des abats : tête, tripes, poumons et pieds de bœuf. « Quand nous étions enfants, il y avait ici un marché de tripes et de poumons, une cinquantaine de vendeurs étalaient leurs produits », se souvient Saïd Abdel Ghany, 78 ans, habitant du quartier, interrogé par notre confrère Al-Watan.

Au mois de Ramadan, l’esprit de solidarité anime la rue. Chacun contribue à suspendre les guirlandes colorées, tandis que les familles se partagent douceurs et pâtisseries. « Tout le monde coopère pour accrocher les décorations, et nous distribuons des gâteaux comme la konafa et les qatayef. Le passage du mesaharati (le veilleur de nuit) reste attendu par tous », raconte un habitant, en notant que l’atmosphère est désormais plus calme qu’autrefois.
La rue abrite encore plusieurs ateliers de cuir, ainsi qu’un petit café installé depuis 35 ans et tenu par Oum Fahd, 60 ans. Fière de ses racines, elle confie son attachement viscéral à son quartier : « J’aime profondément Al-Kerabiah. Je ne pourrais pas vivre ailleurs. Si je quitte cette rue, je me sentirais mourir. » Ses souvenirs se mêlent à ceux du Ramadan de son enfance : « Petite, je courais dans les ruelles avec les autres enfants, attendant le mesaharati. Nous répétions ses chants en chœur. C’était merveilleux. »

Aujourd’hui, la rue Al-Kerabiah ne se contente pas d’exister comme un simple passage du vieux Caire. La rue demeure un témoin, une mémoire en chair et en pierre. Ses murs portent encore l’odeur du cuir, ses habitants prolongent des gestes hérités, et ses soirs de Ramadan redonnent vie aux rituels d’autrefois. Entre disparition et permanence, la ruelle raconte combien les quartiers populaires ne sont pas seulement des lieux de vie, mais aussi des gardiens d’identité.
