Par Ghada Choucri
L’ère numérique a engendré une mutation profonde, presque silencieuse mais d’une rapidité fulgurante, dans la manière dont nous accédons et consommons les biens culturels. Des films aux séries, de la musique aux podcasts, les plateformes de streaming sont devenues les nouveaux gardiens de la culture mondiale, transformant radicalement nos habitudes. Cette révolution, portée par des géants comme Netflix, Spotify ou Apple Podcasts, touche un public francophone aux horizons variés, des jeunes avides de nouveauté aux générations plus établies qui adaptent leurs pratiques. Elle soulève des questions fondamentales sur l’accès, la diversité, et la valeur même de l’œuvre à l’ère du tout, tout de suite.
L’Hyper-accessibilité et l’éclatement du cadre traditionnel
Le principal moteur de cette transformation est l’hyper-accessibilité. Fini l’attente des horaires de diffusion à la télévision, des sorties en salle ou l’achat de supports physiques (CD, DVD). Le modèle de l’abonnement mensuel (SVD, Streaming Video on Demand) offre une bibliothèque quasi illimitée disponible d’un simple clic. Cette facilité a entraîné un changement de paradigme dans notre rapport au temps culturel. « Aujourd’hui, les utilisateurs veulent du contenu instantanément accessible. Fini de patienter des mois pour voir un nouvel épisode de sa série préférée ou de se rendre en salles de cinéma pour découvrir les derniers films. Là, vous avez tout en un clic ! », comme le souligne une analyse de Movies Insiders sur l’essor de ces plateformes.
Les chiffres attestent de cette bascule. Le marché de la vidéo dématérialisée, dominé par l’abonnement, est en progression constante, affichant un « effet ciseau » spectaculaire avec l’effondrement continu des ventes de DVD et de Blu-ray. En France, selon le CNC, des plateformes comme Netflix ou Amazon Prime Video (dont l’offre vidéo est incluse dans l’abonnement Prime) comptent des millions d’abonnés, confirmant la place centrale qu’elles occupent dans les foyers. Le modèle du streaming a ainsi remplacé la logique de possession par celle de la disponibilité et de l’accessibilité.
L’individualisation de l’expérience culturelle et la tyrannie du choix
L’essor du streaming est intrinsèquement lié à l’individualisation de la consommation. L’écoute et le visionnage se font de plus en plus en solitaire. Une étude sur les pratiques de visionnage des 18-25 ans par OpenEdition Journals en 2020 révélait un constat sans équivoque : quel que soit le type de contenus visionnés, ils se regardent très majoritairement en solitaire, loin devant la réception en couple, en famille et entre amis. Ce phénomène s’inscrit dans la tendance plus large d’un « écosystème culturel pensé par et pour le smartphone » et l’écran personnel, favorisant une consommation sur mesure.
Toutefois, cette immense liberté d’accès engendre un paradoxe du choix. Face à la masse incommensurable de contenus, l’utilisateur est confronté à une « incertitude sur sa qualité et son adéquation » avec ses désirs, comme l’explique le sociologue des intermédiaires culturels, Lucien Karpik. C’est ici qu’interviennent les algorithmes de recommandation, véritables « intermédiaires culturels » modernes. Ils modèlent l’expérience utilisateur en lui proposant des contenus basés sur ses préférences passées. Si cette personnalisation est perçue comme un gain de temps, elle soulève une inquiétude majeure : l’enfermement dans une « bulle de filtre » ou « chambre d’écho ». En privilégiant les contenus ayant déjà du succès ou s’alignant sur les goûts établis, l’algorithme risque de limiter la sérendipité et la découverte fortuite d’œuvres moins mainstream ou indépendantes, menaçant ainsi la diversité culturelle et la visibilité des productions les moins dotées.
De nouveaux modèles économiques aux enjeux pour la création
La révolution du streaming n’est pas seulement culturelle, elle est profondément économique. Le modèle de l’abonnement a bouleversé les anciennes méthodes de rentrées d’argent. Les plateformes sont devenues des producteurs influents, investissant massivement dans des contenus originaux pour attirer et fidéliser leurs abonnés (le succès de productions exclusives comme Lupin sur Netflix illustre cette stratégie).
Cependant, le modèle de rémunération des créateurs est l’objet de vives controverses. Le partage de la valeur, notamment pour les artistes musicaux et les podcasts, est souvent jugé inéquitable. Les revenus générés par les écoutes ou vues sont faibles par rapport aux ventes traditionnelles. Cette situation pose un défi essentiel pour la viabilité de la création artistique diversifiée. Pour y faire face, des stratégies individuelles pour une « consommation plus consciente » sont encouragées : privilégier les plateformes rémunérant équitablement les artistes et « explorer activement des genres et des créateurs moins connus pour enrichir sa palette culturelle », suggère Yann Bourdon, expert dans le domaine.
De plus, l’influence des plateformes se répercute sur les secteurs traditionnels. Si la consommation audiovisuelle globale augmente, notamment chez les jeunes (83 % des 15-24 ans regardent des films et dessins animés en ligne, 78 % des séries TV selon l’Hadopi), la fréquentation des salles de cinéma a été mise à rude épreuve, bien que le cinéma conserve une place symbolique forte. En France, le soutien public aux arts et au cinéma s’efforce de maintenir un équilibre face à ces nouveaux acteurs transnationaux, notamment par des réformes sur la chronologie des médias et l’investissement des plateformes dans la production nationale, rappelant l’importance de l’« exception culturelle française » dans ce contexte de mondialisation numérique.
Vers une culture mixte et hybride
Loin d’opposer radicalement l’ancien et le nouveau monde, la réalité est celle d’un « régime mixte » où les dispositifs cohabitent. Les pratiques culturelles ne sont pas seulement substitutives, elles sont aussi complémentaires. Si le numérique a démultiplié l’accès, l’attachement à l’objet physique, comme le livre ou le vinyle, persiste pour certains, lié à un idéal d’authenticité et à la dimension sensorielle de l’œuvre. Le numérique, loin de tuer la culture physique, peut même la servir : l’utilisation des réseaux sociaux par les musées pour attirer les jeunes visiteurs (Le Louvre ou le musée d’Orsay multipliant les abonnés sur TikTok) montre comment le virtuel peut ramener au physique.
En conclusion, les plateformes de streaming ont transformé l’accès à la culture en le démocratisant massivement et en l’individualisant. Elles nous offrent une liberté de choix sans précédent, mais elles nous obligent également, en tant que consommateurs, à une vigilance accrue quant à l’influence des algorithmes et à la juste rémunération des créateurs. Le futur de la consommation culturelle réside probablement dans un équilibre dynamique, où l’instantanéité et l’ubiquité du streaming dialogueront avec l’expérience collective et la valeur intrinsèque de l’œuvre singulière.