On le sait, l’Égypte est une terre de carrefour, une passerelle où les cultures se croisent, se saluent et parfois s’installent pour de bon. Parmi les héritages les plus tenaces, il y a celui venu d’Italie — ce voisin méditerranéen qui, à force d’avoir côtoyé Alexandrie et Le Caire, a laissé dans le parler populaire quelques perles linguistiques. Résultat : l’égyptien du quotidien se promène avec un léger accent italien, souvent sans même s’en rendre compte.
La “visita”
En italien, “visita” veut simplement dire “visite”. Rien de bien extraordinaire. Mais sous le soleil du Caire, le mot a pris un tout autre sens. Quand un Égyptien dit : “Al-visita bikam ?” ce n’est pas la curiosité de l’examen médical qui l’intéresse, mais le prix du rendez-vous chez le médecin. Autrement dit : la santé, oui, mais pas sans un petit calcul mental de portefeuille.
La “nonna”
Voilà une métamorphose attendrissante. Chez les Italiens, “Nonna” désigne la grand-mère, figure tendre et sage. En Égypte, le mot s’est rapetissé jusqu’à s’accrocher aux nouveau-nés : “nonna” pour la petite fille, “nonnou” pour le petit garçon. Comme si la mamie italienne avait décidé de se réincarner dans les bras potelés des bébés cairotes. Un joli glissement sémantique, presque poétique.
La “marca”
Ici, l’italien reprend son sérieux. “Marca” en Égypte, c’est la griffe, le signe du luxe. Un sac “marca” ne se pose pas n’importe où : il trône. Mais l’égyptien moderne raffole des nouveautés linguistiques : le mot “signé” (et son pluriel inventif, “signéhat”) a désormais rejoint le club des termes qui respirent le prestige. Comme quoi, même le vocabulaire suit les modes.
Quand l’argot prend son indépendance
L’influence étrangère n’est pas la seule à chatouiller le dialecte : l’humour égyptien, lui, invente ses propres trouvailles.
“Yéfawel el-tank”
Traduction : faire le plein. Un cocktail anglo-arabe, où “full” devient yéfawel et tank reste tank. Les jeunes l’emploient en riant, preuve que même la station-service peut devenir un terrain de jeu linguistique.
“Mich tabouna”
Expression savoureuse : “ce n’est pas un moulin”. Autrement dit, il y a des règles ici, ce n’est pas le désordre d’un moulin où la farine vole sans discipline. Une manière bien imagée de rappeler à l’ordre… avec un grain d’humour.
“El-ghali yérkhsalak”
Enfin, l’expression qui résume toute la générosité du cœur égyptien : “Ce qui est cher devient abordable pour toi.” Parce que lorsqu’on aime quelqu’un, on est prêt à baisser tous les prix, même ceux de la vie. C’est une devise à la fois sentimentale et commerciale — une poésie typiquement orientale.
Ainsi va le dialecte égyptien : une mosaïque où se mélangent l’italien des grands-mères, l’anglais des stations-service et l’imagination fertile d’un peuple qui, depuis des siècles, sait marier les cultures… avec un sourire en coin.