Dans le village de Kharim, au pied des collines d’onyx, les hommes et les femmes vécurent longtemps dans une harmonie paisible. On disait que l’air y portait la douceur des saisons, et que les maisons d’argile vibraient du même souffle. Mais un jour, une querelle insignifiante — un différend sur le partage de l’eau de la source — devint l’étincelle d’un brasier inattendu.
Au départ, ce ne fut qu’un malentendu :
— Vous prenez plus que votre part, accusa un homme.
— Vous ne respectez jamais les tours, répliqua une femme.
Les voix s’élevèrent, les regards se durcirent, puis, par orgueil, par fatigue ou par peur, chaque groupe décida de se retirer derrière ses propres certitudes.
Un conseil fut tenu.
Les hommes décrétèrent qu’ils vivraient désormais « entre eux », sans ingérence.
Les femmes, piquées au vif, proclamèrent qu’elles seraient « indépendantes », libérées des exigences masculines.
Ainsi, au milieu de la place centrale, on traça une ligne. Une frontière nette, étanche, absurde comme une cicatrice sur un visage jadis harmonieux.
Au début, chacun y trouva une étrange satisfaction.
Les hommes s’organisèrent : ils construirent des abris, gérèrent les champs, mais réalisèrent vite qu’ils manquaient de certaines habiletés que seules les femmes maîtrisaient : la préparation des herbes médicinales, la gestion du bétail délicat, la tenue des registres.
Les femmes, de leur côté, cultivèrent leurs potagers, éduquèrent les enfants, mais peinèrent à entretenir les grands outils, à creuser les systèmes d’irrigation, à protéger les cultures lors des nuits de vent violent.
Pourtant, par fierté, aucun groupe ne voulut le reconnaître.
Les jours passèrent. Le silence devint lourd, le travail plus difficile, les rumeurs plus acérées. Les enfants mêmes furent obligés de choisir « un côté », perdant la spontanéité de jouer ensemble.
Puis vint la saison des pluies, qui, cette année-là, fut dévastatrice.
La rivière déborda. Les champs inondés menaçaient de ruiner toutes les récoltes. Les arbres se courbaient, les toits s’effondraient. Et, face au danger, les hommes et les femmes tentèrent chacun de se protéger seuls.
La frontière — une simple ligne de pierre et de bois — fut balayée par les eaux, mais au lieu d’y voir un signe, chacun se replia davantage.
Jusqu’à ce qu’un soir, au moment où le ciel se déchira sous la foudre, le grand grenier du village prit feu.
Il contenait les réserves communes, celles que jadis on avait toujours protégées ensemble.
Les hommes accoururent d’un côté, les femmes de l’autre, mais comme aucun groupe ne voulait franchir l’ancienne frontière invisible, ils hésitèrent, crièrent, se disputèrent… et le grenier brûla entièrement. La dernière réserve de nourriture du village s’effondra en cendres.
Ce fut un silence terrifiant.
Un silence où chacun comprit ce que la séparation avait coûté : la force collective, la complémentarité, le lien qui faisait d’eux un village et non deux masses hostiles.
Dans les jours qui suivirent, la famine commença. Beaucoup partirent, d’autres tombèrent malades. Le village de Kharim se vida peu à peu, non sous l’effet d’un ennemi extérieur, mais par la division qu’ils avaient eux-mêmes semée.
On raconte que, des années plus tard, des voyageurs retrouvèrent les ruines du village. Au milieu de la place, la trace de la frontière était encore visible, marquée par quelques pierres déplacées, comme une cicatrice oubliée.
Et celui qui la vit le premier murmura :
— Ce n’est pas le vent qui a détruit Kharim… Ce sont les cœurs séparés.





