Une simple posture, un wagon de métro et une vidéo devenue virale : il n’en fallait pas plus pour rallumer, en Egypte, un débat aussi ancien que sensible. L’affaire dite de « la fille du métro » dépasse largement le fait divers ; elle interroge nos représentations des bonnes manières, leur évolution et leur instrumentalisation dans l’espace public.
Par : Hanaa Khachaba

Ces derniers jours, « la fille du métro » s’est imposée au cœur de la polémique, divisant la rue égyptienne, les plateaux télévisés et les réseaux sociaux. La scène est banale : une jeune femme, assise dans le métro, croise les jambes. Un geste anodin pour certains, jugé provocateur ou irrespectueux pour d’autres, au motif qu’un homme saïdi âgé partageait le même wagon. Très vite, la discussion quitte le terrain du comportement individuel pour s’ériger en procès moral, où traditions, respect des aînés et normes sociales s’entrechoquent.
Cette controverse révèle une question fondamentale : les bonnes manières sont-elles immuables ? L’histoire sociale montre pourtant l’inverse. Ce qui était autrefois perçu comme choquant peut devenir acceptable, voire banal, avec le temps. Les codes de politesse évoluent au gré des transformations culturelles, économiques et urbaines. Ils varient aussi d’une société à l’autre, d’une génération à l’autre, et même d’un espace à l’autre : ce qui est toléré dans un café, un bureau ou un métro n’obéit pas toujours aux mêmes règles implicites.
Le débat autour de « la fille du métro » met également en lumière une lecture sélective des traditions. Faut-il rappeler que le respect ne se limite pas à une posture corporelle ? N’implique-t-il pas aussi la retenue dans le jugement, le refus de l’humiliation publique et la reconnaissance de la diversité des comportements ? En focalisant l’attention sur le corps féminin et ses gestes, certains transforment des normes sociales mouvantes en dogmes figés, souvent au détriment des libertés individuelles.

Il suffit de regarder en arrière pour mesurer ces mutations. Jadis, parler à un aîné sans baisser les yeux pouvait être interprété comme une marque d’insolence ; aujourd’hui, le regard direct est souvent associé à la sincérité et à l’assurance. De la même manière, l’usage systématique des titres honorifiques, autrefois incontournable dans les échanges sociaux, tend à s’effacer au profit d’une communication plus directe, notamment dans les milieux professionnels urbains.
Les codes vestimentaires offrent un autre exemple frappant. Il y a quelques décennies, sortir sans tenue formelle, surtout pour les femmes, était socialement réprouvé dans de nombreux contextes publics. Aujourd’hui, la diversité des styles est largement acceptée, reflétant l’individualité et les transformations des modes de vie. Ce qui compte désormais davantage, pour beaucoup, n’est plus la conformité à une norme stricte, mais le respect général de l’espace et d’autrui.
Même les gestes du quotidien ont changé de signification. Croiser les jambes, s’asseoir de manière décontractée ou utiliser un téléphone portable dans les transports publics n’avaient pas la même portée symbolique autrefois. Là où certains voyaient une atteinte aux règles de bienséance, d’autres y voient aujourd’hui une simple adaptation à un rythme de vie plus rapide et à des espaces publics surchargés.
Ces évolutions ne sont pas propres à une seule société. Elles varient selon les cultures et les contextes. Un comportement jugé parfaitement acceptable dans une grande métropole peut être perçu différemment dans une région plus conservatrice. Cette diversité rappelle que les bonnes manières sont avant tout des conventions sociales, façonnées par le temps et le lieu.
En définitive, reconnaître que les bonnes manières évoluent ne signifie pas leur disparition. Cela implique plutôt de les repenser à la lumière des transformations sociales, en privilégiant l’essentiel : le respect mutuel, la tolérance et la capacité à vivre ensemble malgré nos différences.
Plus largement, cette affaire invite à repenser la coexistence dans l’espace public. Vivre ensemble suppose un équilibre délicat entre héritage culturel et réalités contemporaines, entre attachement aux valeurs et adaptation aux changements sociaux. Les bonnes manières ne sauraient être des outils de stigmatisation ; elles gagnent à être comprises comme un langage social vivant, appelé à se réinventer.

Sur les plateaux télévisés, journalistes et animateurs ont pris position. Parmi eux, l’animateur Chérif Madkour qui a adopté une posture nuancée. Sans nier l’importance du respect dans l’espace public, il a appelé à distinguer entre les valeurs morales fondamentales et des comportements quotidiens qui relèvent davantage des usages sociaux que de la transgression éthique. Une réaction qui a, à son tour, suscité des critiques, certains l’accusant de banaliser ce qu’ils considèrent comme une atteinte aux traditions.
D’autres figures médiatiques ont, au contraire, défendu une lecture plus conservatrice de l’incident, insistant sur la nécessité de préserver les codes de bienséance, en particulier dans un espace public partagé. À leurs yeux, le métro n’est pas un lieu neutre : il impose une forme de retenue dictée par la diversité des usagers, des âges et des origines culturelles.
Au fond, « la fille du métro » est vraisemblablement le miroir d’une société en pleine mutation, tiraillée entre tradition et modernité. Reconnaître que les normes évoluent n’implique pas de renoncer au respect, mais d’en redéfinir les contours. Car, en toute circonstance, un principe demeure : ta liberté s’arrête où commence celle des autres. C’est à cette frontière, subtile et essentielle, que se construit le véritable vivre-ensemble.





