Nul être humain n’est sans faille. Qu’il soit tendre ou abrupt, généreux ou pingre, chacun porte en lui ses paradoxes. Et c’est dans le dialecte égyptien que ces nuances prennent couleur et voix. Depuis quelques années, une jeunesse vibrante, créative, réinvente ce parler populaire, le tordant, le parant de reflets venus d’ailleurs, et l’ancrant dans le tumulte du présent. Ainsi, des mots empruntés à l’italien, à l’arabe classique ou simplement détournés de leur usage originel se fraient un chemin dans la rue, dans les cafés, sur les réseaux, devenant les échos d’une culture en mouvement.
Estabén. Dans les ruelles animées du Caire, lorsque deux voix se rejoignent dans un accord, on scelle le pacte d’un “estabéna”. Ce mot, hérité de l’italien “sto bene”, littéralement “je vais bien”, a traversé les époques pour devenir le sceau du consensus. Jadis murmuré dans les bouches des Italiens installés en Égypte, il a pris racine dans le quotidien égyptien, changeant de visage sans perdre son âme. Aujourd’hui, dire “estabéna”, c’est dire : “nous sommes sur la même longueur d’onde”.
Wésh. Il m’a lancé ça, “wésh”, brut de décoffrage, sans détour, sans filtre. En dialecte cairote, “wésh”, qui désigne le visage, a pris une tournure audacieuse : celle de la parole crue, sans fard. Dire une vérité “wésh”, c’est l’exposer nue, tranchante, sans artifice. Dans une société où le non-dit est parfois refuge, “wésh” devient le cri d’une jeunesse qui choisit l’authenticité, quitte à choquer.
Mézaëtate. Il y a des bonheurs si fulgurants qu’ils échappent à la pudeur. “Ana mézaëtate”, dit-on, quand l’euphorie vous déborde, vous consume et vous fait danser de joie. Ce mot, aux sonorités effervescentes, désigne cet état de grâce incontrôlé, où l’allégresse devient contagieuse. C’est le rire sans retenue, le cri qui jaillit sans prévenir, la joie à l’état pur.
Proverbes
Ido makhrouma. Dans la sagesse populaire égyptienne, le gaspilleur n’a pas la vie facile. S’il n’est pas aussi mal vu que l’avare – ce “guélda” à la main serrée –, il reste celui dont “la main est trouée” : ido makhrouma. L’argent coule entre ses doigts comme l’eau dans un tamis. À travers cette image poétique et tranchante, le dialecte rappelle l’éloge du juste milieu, cette vertu discrète qui équilibre les excès.
El-Helow mabykmalsh.”El-Helow mabykmalsh” : tout ce qui est beau, tôt ou tard, révèle une faille. Cette maxime résonne comme un soupir lucide, un constat doux-amer. Car dans ce monde imparfait, la perfection est un mirage. Il faut alors apprendre à cueillir la beauté, même brisée, à aimer ce qui est donné, même ébréché. Cette expression, murmurée souvent après une déception ou une joie entachée, invite à la gratitude et à la maturité du cœur.
Ainsi va le dialecte égyptien, riche de ses métissages et de ses élans, fidèle témoin d’un peuple qui dit tout – ses vérités, ses émotions, ses paradoxes – avec verve, humour et une sincérité désarmante.