Le Progrès Egyptien a eu le plaisir de faire un entretien cordial avec l’ancien ministre palestinien de la Culture, M. Anwar Abu Eisheh, originaire de la ville d’Hébron et y vit. M. Abu Eisheh a mis l’accent sur l’importance de la lutte non violente dans la survie de la cause palestinienne à travers les années, malgré une occupation israélienne qui ne connaît aucune limite.
Homme politique et universitaire palestinien francophone, notre interlocuteur s’avère le mieuxplacé pour nous transporter aux racines de la résistance pacifique des Palestiniens. Abu Eisheh a saisi l’occasion de remercier l’Egypte pour sa position constante contre tout déplacement des Palestiniens.

Propos recueillis par : Hanaa Khachaba
➢ Le Progrès Egyptien (LPE) : Parlez-nous du rôle des forces douces et de la culture face à l’occupation israélienne.
Abou Eisheh : Notre lutte non violente, je parle au nom du peuple palestinien, a commencé très tôt quand il y a eu le mandat britannique en Palestine à partir de 1922 après la Première Guerre Mondiale, jusqu’à la création de l’Etat d’Israël. En 1922, il y a eu beaucoup de manifestations. Une des premières manifestations était pour protester qu’il y ait le mot « Palestine » sur le seul timbre palestinien émis par le haut-commissaire britannique qui était plus long que le mot « Falastine », en arabe. On a connu beaucoup de manifestations aux années 20, il y a un siècle, contre la colonisation, surtout des manifestations de femmes. A l’époque, les Juifs étaient plutôt des colons. Dès qu’on a appris la Déclaration Balfour à la fin de la Première Guerre Mondialeet qu’on a compris que ceux qui viennent étaient des colons, tout le peuple palestinien a résisté d’une manière surtout non violente au début. Rappelez-vous qu’une des grèves les plus longues de l’histoire des pays du Proche-Orient était en 1936, lorsque le peuple palestinien a fait une grève générale qui était appliquée dans toute la Palestine. C’était uniquement à l’appel des pays arabes, surtout l’Arabie saoudite, que les Palestiniens ont arrêté leur grève quand on leur a promis de les protéger contre l’immigration juive. C’était surtout de la lutte non violente. Maintenant c’est vrai qu’il y a eu une résistance armée par la suite.
➢ LPE : Comment les choses ont changé depuis 1948, date de la création de l’Etat d’Israël ?
Abou Eisheh : En 1948, 80% du peuple palestinien a été expulsé de sa terre, soit environ 800 mille ou 850 mille Palestiniens à l’époque. Tous les pays arabes autour de la Palestine étaient des pays qui ont perdu la guerre. Les Palestiniens étaient pour la plupart dans des camps de réfugiés. Il n’y a pas eu de résistance armée jusqu’à 1956. Il y avait encore des Palestiniens qui essayaient de défendre la cause palestinienne auprès des Nations Unies et dans les instances internationales mais il n’y avait pas vraiment beaucoup de moyens. En tout cas, il n’y avait pas de résistance violente jusqu’en 1967 quand il y a eu l’occupation israélienne du Sinaï, du Golan et de la Cisjordanie. C’est à partir de cette date qu’il y a eu une résistance armée conduite surtout par Fatah et l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine).
➢ LPE : Parlez-nous du rôle de l’OLP.
Abu Eisheh : La création de l’OLP en 1964, aidée par l’Egypte a priori, était aussi une résistance non violente. C’était une résistance politique, purement politique. Actuellement, on peut dire que l’OLP représente la résistance pacifique dans tous ses domaines, entre autres, dans le domaine culturel.

➢ LPE : Comment percevez-vous la résistance non violente après et avant les accords d’Oslo ?
Abu Eisheh : La résistance non violente, en d’autres termes la résistance pacifique, s’est enracinée dans le combat populaire chez le peuple palestinien après les accords d’Oslo. Avant, il y avait l’Intifada et il y avait les jets de pierre surtout, mais après les accords d’Oslo, tout cela s’est arrêté. Cependant, la lutte a plutôt continué dans tous les domaines, sauf dans la résistance violente. La lutte diplomatique se poursuivait à travers nos ambassades, notre présence dans les instances internationales. Il y avait aussi une résistance culturelle à travers les livres. Sous l’occupation, les livres scolaires, l’enseignement dans les universités, tout cela a été réduit par l’occupation militaro-coloniale. Les Palestiniens subissent une grande pression du monde occidental, surtout d’Israël, pour éliminer des livres d’histoire enseignés dans les écoles et dans les universités certains passages et certaines cartes de la Palestine. Après les accords d’Oslo, la lutte culturelle a commencé à prendre de l’ampleurgrâce au grand soutien de l’Autorité palestinienneet à sa politique.
➢ LPE : Qui sont les forces douces de la Palestine ?
Abu Eisheh : Selon moi, les forces douces sont surtout les gens de la culture. Cela comprend les poètes comme Mahmoud Darwich, Samih Al Qâsim et beaucoup d’autres, les écrivains, les peintres, les cinéastes et les gens de théâtre. Tous font partie de la lutte culturelle. Je veux aussi signaler un aspect aussi important qu’est l’aspect sportif. J’ai été désigné représentant du Conseil supérieur de la Jeunesse et des Sports de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) en 1983. Mon rôle était de créer des relations sportives surtout entre les habitants des territoires occupés, la Cisjordanie et Gaza, et l’Europe, et surtout avec la France. Il y a eu des centaines d’échanges depuis 1983 jusqu’aux accords d’Oslo et encore des centaines d’échanges depuis les accords d’Oslo jusqu’aujourd’hui. Cet échange cultuel est une résistance non violente parce que l’accueil en Palestine de milliers d’Européens qui ne connaissaient rien de la Palestine lors d’événements sportifs, dans n’importe quelle discipline de sport, leur permet de voir la réalité sur le terrain et de constater les effets de l’occupation militaro-coloniale. Par conséquent ils deviennent des avocats pour la cause palestinienne là où ils habitent, en l’occurrence en Europe, en particulier en France.
➢ LPE : Est-ce que l’organisation d’activités culturelles rencontre des difficultés ?
Abu Eisheh : Avant les accords d’Oslo, organiser des activités culturelles était très rare, voire timideet très difficile parce qu’il n’y avait pas l’Autorité palestinienne et parce que l’occupation militaro-coloniale était une occupation à fond qui ne permettait aux gens même pas d’accrocher un drapeau palestinien quelque part. D’Oslo jusqu’à présent, toute sorte d’activités culturelles qui se déroulent dans un pays normal se passent aussi dans les territoires palestiniens, à Gaza comme en Cisjordanie, à savoir beaucoup d’expositions de peinture, de projections de films de cinéma, etc. Nous avons même des institutions cinématographiques qui fonctionnent très bien localement et au niveau international. Une chose qui ne se faisait pas avant les accords d’Oslo, les films étaient surtout réalisés par des étrangers, des Européens, alors qu’après les accords d’Oslo, les Palestiniens ont pris en main la production cinématographique à l’intérieur de la Palestine, parce qu’avant, l’OLP avait un département Cinéma qui était basé à Beyrouth, puis à Tunis qui faisait un très bon travail mais on était en diaspora. Actuellement, on est en Palestine. Chapeau à tous les cinéastes palestiniens, ceux qui sont en diaspora et ceux qui sont en Palestine.
➢ LPE : Comment les films peuvent-ils servir la cause palestinienne ?
Abu Eisheh : La production cinématographique crée un immense effet auprès des populations occidentales. Le cinéma est très important et trèsefficace. Je suis témoin de plusieurs festivals de cinéma pour la Palestine en France. Tous les cinémas où il y a eu des festivals pour la Palestine faisaient toujours le plein. Lors des débats qui s’ensuivent, il y a toujours des questions très intéressantes. A travers ces films, on transmet des messages et des informations sur la cause palestinienne qui sont méconnus par les populations occidentales et même parfois par beaucoup d’Arabes et des ressortissants des Etats islamiques aussi. En l’occurrence, je voudrais partager avec vous mes sentiments lorsque je suis allé regarder le film « No Other Land » récompensé de plusieurs prix, dont l’Oscar du meilleur documentaire. Il n’y avait plus de place dans la salle de cinéma, Les 3 Luxembourg, à Paris. Et je vous affirme que c’est toujours pareil lorsqu’il s’agit de diffusion d’un film sur la Palestine. Il y a eu un débat après le long-métrage qui a permis aux gens de découvrir la réalité du quotidien des Palestiniens à Masafer Yatta, attaqués tous les jours par l’armée de l’occupation militaro-coloniale et par les colons.

LPE : Comment la diaspora maintient-elle vive la cause palestinienne dans les esprits ?
Abu Eisheh : Dans la peinture, nous avons de très grands peintres omniprésents en Europe et aux Etats-Unis il y en a aussi. Nous avons des peintres au niveau international, ils sont connus, reconnus et très efficaces. Je crois qu’il n’y a pas un moment où il n’y a pas une exposition de peinture soit en Palestine soit en Europe. Il y a aussi des expositions qui sont organisées par d’autres institutions par exemple « Le patrimoine historique de Gaza » qui est à l’Institut du monde arabe pourune durée de six mois. Nos peintres en diaspora comme à l’intérieur, sauf à Gaza actuellement, font un très bon travail très efficace. En diaspora, les activités des Palestiniens de la culture jouent un rôle d’information très important pour l’opinion publique mondiale, pour le soutien politique mondial, pour faire connaître l’histoire réelle de la Palestine et obtenir une reconnaissance internationale. La jeunesse palestinienne à l’extérieur et les gens de la culture en diaspora font un très bon travail qui empêchera toujours la mort de la cause palestinienne.
➢ LPE : Qu’en est-il de la poésie ?
Abu Eisheh : Beaucoup de poèmes palestiniens ont été traduits dans plusieurs langues étrangères notamment en anglais, français, espagnol et allemand. Des dizaines de livres de poésie arabe sont également traduits dans ces langues étrangères. Cela est très important dans le milieu des intellectuels et des hommes de lettres européens et occidentaux.
➢ LPE : Parlez-nous de la lutte des Palestiniens de l’intérieur ?
Abu Eisheh : La résistance culturelle à l’intérieur de la Palestine est une résistance d’ampleur. Les Palestiniens qui sont restés sous l’occupation israélienne depuis 1948, produisent vraiment beaucoup d’ouvrages culturels dans tous les domaines que ce soit en cinéma, en peinture, en poésie…Etc. Cela est très important pour qu’on n’oublie pas. Leurs contributions culturelles aident beaucoup à garder la mémoire de l’histoire du peuple palestinien et constituent un élément de l’identité culturelle palestinienne qui est assez variée et assez importante.
Il faut rappeler qu’avant 1948, il y avait une vie culturelle florissante en Palestine qui était, à vrai dire, un centre d’activités culturelles très vif et très dynamique. A l’époque, tous les chanteurs et les chanteuses qu’ils soient libanais, syrien ou égyptien sont passés par les villes palestiniennesnotamment à Jaffa, à Haïfa et à Jérusalem dont les théâtres étaient remplis de spectateurs. A travers beaucoup de livres écrits avant 1948, on se rend compte que la vie culturelle interarabe en Palestine était extrêmement active. Les productions des gens de la culture à l’intérieur de la Palestine contribuaient et contribuent toujours à conserver la mémoire, à éduquer la nouvelle génération sur l’histoire réelle de la Palestine et à assurer la continuité de l’identité palestinienne.

➢ LPE : Y a-t-il une coopération entre les intellectuels palestiniens et égyptiens ?
Abu Eisheh : Les rapports entre les intellectuels palestiniens et les intellectuels égyptiens sont d’abord des rapports fraternels et, deuxièmement, « organiques » qui veut dire, à mon sens, qu’on est « ensemble », depuis la lutte contre l’occupation sioniste dans les années 30, puis les années 40 jusqu’à maintenant. Nos rapports étaient toujours fraternels et on a toujours été ensemble. Les Egyptiens, toutes classes confondues y compris les intellectuels, plaident pour la justice pour les Palestiniens. Toujours côte-à-côte, les deux peuples ont toujours mené des luttes d’ordre politique, diplomatique et culturel contre la colonisation israélienne.
➢ LPE : Comment cette coopération se traduisait-elle ?
Abu Eisheh : Je rêvais depuis 40 ans d’aller au Salon international du livre du Caire et ce n’est qu’en 2014 que j’ai eu la chance d’yparticiper. C’était vraiment un plaisir, un des plus beaux moments que j’ai vécus quand j’étais ministre palestinien de la Culture. Depuis ma jeunesse, je savais que tous les ans depuis les années 70, il y a une délégation de Palestiniens de la mairie de la ville d’Hébron participe au Salon international du livre du Caire. Ils achètent toujours un chargement de livres tellement grand à remplir un camion qu’ils amènent à la bibliothèque municipale d’Hébron. C’est toujours une occasion de rencontres entre romanciers, écrivains, poètes égyptiens et palestiniens avec beaucoup d’autres arabes. Il s’agit de relations fraternelles à la base. Les relations entre les intellectuels palestiniens et les intellectuels égyptiens continuent dans tous les domaines, tout le temps. Maintenant c’est vrai que l’occupation militaro-coloniale nous empêche d’être très dynamique dans notre coopération mais le cœur y est des deux côtés.
➢ LPE : Comment voyez- vous le rôle de l’Egypte qui refuse constamment le déplacement forcé des Palestiniens ?
Abu Eisheh : Je te dis tout de suite que c’est un rôle honorable. C’est une position admirable et une résistance contre la pression américaine. Heureusement pour le peuple palestinien que l’idée de le faire partir de sa terre a échoué. C’est maintenant très triste pour les Palestiniens de Gaza, évidemment parce qu’ils continuent à subir et les bombardements et les assassinats, la faim, la soif…Etc. mais au moins nous sommes toujours sur notre terre. Le plus grand danger qui guette les Palestiniens actuellement, à Gaza ou en Cisjordanie, c’est cette volonté israélienne de les expulser. Je crois que chaque Palestinien qui reste encore sur les territoires palestiniens occupés est un résistant par excellence. Y rester, y vivre, y supporter, toutes ces pressions et tous ses crimes, constitue une résistance par excellence. L’Egypte et la Jordanie ont choisi la meilleure réponse à cette volonté israélienne de faire partir les Palestiniens. Merci l’Egypte, merci la Jordanie aussi, de ne pas céder aux pressions américano-israéliennes à ce propos.
➢ LPE : Qu’en est-il des partenaires internationaux de la Palestine ?
Abu Eisheh : Les partenaires internationaux sont innombrables. Par exemple, en France, et c’est sans doute le cas ailleurs dans beaucoup de pays occidentaux, les mairies, les fédérations sportives et les associations – qui ne sont pas forcément des associations de soutien à la Palestine- militent pour le droit du peuple palestinien. Beaucoup d’ONG palestiniens et d’institutions officielles palestiniennes coopèrent surtout avec des associations progressistes et des organisationsinternationales qui dépendent de l’ONU. J’imagine que dans tout l’Occident, que je connais bien, nous avons d’excellentes relations culturelles.
