Par Samir Abdel-Ghany





Par-delà les frontières, au cœur des douleurs et des songes, un pinceau raconte ce que les mots n’osent dire. C’est celui de Bachar Al Issa.
Il y a des artistes que l’on admire. Et puis il y a ceux qui nous happent. Bachar Al Issa appartient à cette seconde catégorie — non pas seulement parce qu’il peint, mais parce qu’il vit, raconte, murmure, crie, éclate… en couleurs, en lignes, en visages perdus dans la brume de ses souvenirs. Il ne trace pas : il libère. Il ne compose pas : il confesse. Il est de ceux qui n’ont pas besoin de galeries pour exister. Le monde est sa toile.
Une enfance entre cendres et légendes
Né à Al-Darbassiyah, au nord-est de la Syrie, et nourri par les récits des grand-mères kurdes, Bachar grandit dans un monde où chaque arbre murmure une légende, chaque pierre recèle une mémoire. De cette enfance imprégnée de magie paysanne et de douleur silencieuse, il a tiré une langue unique : celle de la peinture comme exutoire d’une réalité trop âpre.
« Peut-être suis-je l’un de ces cas étranges évoqués dans les contes que les étoiles et les nuits sèment sur les villages, ceux qui développent une obsession singulière : celle de vouloir pénétrer les rêves, d’y entrer avec l’illusion de façonner un monde plus vaste que la réalité – une réalité brutale et aride – et jusqu’à aujourd’hui, je continue à y libérer mes songes, mes désirs et mes envies colorées, telles des oiseaux de glace qui tournoient. » Ainsi écrivait-il dans un fragment de mémoire.
Il poursuit : « Je poursuis les fantômes et les éclats de réel pour les transformer en refuges imaginaires, en coussins d’ombre feuillue où je redessine les limites de mon jardin secret. Je bâtis en lui des parcs oniriques, des scènes inventées, nourries de souvenirs d’histoires et de chansons, de veillées d’été sur l’aire battue où l’on racontait les amours impossibles de Layla et Majnoun qui jamais ne se retrouvent, ou l’ouverture des sept portes célestes qui s’ouvrent sur mon royaume tendu comme une tente, embrassant les chemins, les maisons de Saadiyya et Tal Sukkar, entre l’aube et le crépuscule. »
L’art comme cri silencieux
« Le charbon devient diamant sous la pression », lui écrit un ami en contemplant l’un de ses dessins. Et c’est bien ce qu’il fait : transformer l’étreinte du drame en éclat. L’œil qui regarde ses toiles ne ressort jamais indemne. Il est happé, remué, chaviré. Car Bachar n’imite pas le réel, il le transfigure. Peindre le monde tel qu’il est ? Trop douloureux. Il préfère l’offrir tel qu’il aurait dû être — plus tendre, plus vaste, plus humain.
Chez lui, les couleurs chantent, se disputent, s’embrassent. Son travail visuel est une musique pour l’âme. Il y a de la terre ocre et du ciel froid, des silhouettes féminines pétries de silence — souvent nommées “porteuses de paille”, ou ces “femmes surgies de l’obscurité”, comme figées dans l’attente ou en exil d’elles-mêmes. Ces femmes, telles des vestales oubliées de la mémoire kurde, deviennent symboles universels de dignité et de douleur.
Un chant kurde dans l’atelier parisien
Installé à Paris, Bachar ne cesse pour autant d’évoquer les montagnes de son enfance, les chemins de poussière, les seuils des maisons qui savent tout de nous. Dans ce qu’il appelle « la vision de l’œil kurde », il décrit : « un mur brûlé, un horizon infini, et des femmes surgissant de l’obscurité ». Le Kurdistan en lui n’est pas un lieu : c’est un souffle, une blessure ouverte, une nostalgie féconde.
Son passage au Grand Palais à Paris en 1986 dans le cadre de l’exposition « Comparaisons » marque l’entrée d’une voix orientale singulière sur la scène européenne. Puis viendra l’Égypte, en 2022, où son exposition au « Beit Gallal » au Caire devint une célébration collective, même en son absence physique. On s’y est ému, on y a débattu, on y a rêvé — comme devant un feu sacré où l’on vient réchauffer son humanité.
Peindre comme on raconte : Un maître-conteur
Chez Bachar, les mots débordent aussi aisément que les couleurs. On le dit bavard — il s’avoue conteur. Et c’est peut-être là que réside son plus grand don : dans sa capacité à faire du langage une matière picturale. Chaque anecdote familiale, chaque rire d’enfance devient pigment, chaque silence retenu devient trait de crayon. Et quand il se tait, c’est pour hurler sur la toile.
Artiste, mentor, passeur : il est aussi un maître pour les générations qui suivent. Parmi ceux qui l’admirent, Sarour Alwani témoigne de ce souffle reçu, de cette étincelle éveillée. Car Bachar ne donne pas seulement à voir, il donne à croire : en soi, en l’art, en l’émotion brute.
Une œuvre habitée, entre feu et lumière
L’une de ses œuvres les plus poignantes, “Sortir de l’enfer, Baba Amr, Homs 2012”, réalisée à l’encre de Chine, est un hurlement graphique. Le drame syrien, à travers ses yeux, devient mémoire commune. Il ne peint pas la guerre : il peint la cicatrice qu’elle laisse sur nos âmes.
Ses œuvres ne sont pas à “comprendre” au sens rationnel. Elles sont à vivre. À ressentir. À recevoir, comme on reçoit une gifle ou une caresse.
Bachar Al Issa est plus qu’un artiste : c’est un insurgé de la beauté. Un opposant au laid, au fade, au faux. Un fugitif des dictatures — politiques ou esthétiques. Il peint parce que le monde est trop brutal pour rester silencieux. Il peint parce qu’il croit encore, malgré tout, à l’utopie des formes. Et surtout, parce qu’il sait que, parfois, une ligne tracée avec sincérité peut consoler une âme.
Dans le tumulte de nos temps, l’œuvre de Bachar est un phare. Il nous rappelle que l’art n’est pas ornement : il est refuge, résistance, et parfois, miracle.