Par: Samir Abdel-Ghany







Il y a des artistes qui peignent avec les couleurs de leur palette. Et puis, il y a Ibrahim Philip, qui peint avec l’encre invisible de l’émotion humaine. Ce fils de Tanta, ville nourrie de mémoire et de silence fertile, a fait vibrer les murs du prestigieux Galerie “Di” à Zamalek, au cœur d’une nuit d’art inoubliable. Aux côtés du Dr Mohamed Allawi, du doyen des plasticiens Tarek El Koumy et du maître des lieux Hicham Kandil, le vernissage de son exposition “Elle et ses sœurs” fut bien plus qu’un simple événement culturel. Ce fut une offrande. Un moment suspendu entre les traits d’un pinceau et les battements d’un cœur.
Les marchés, les femmes, et la tendresse d’un scalpel
L’exposition “Elle et ses sœurs” est un hommage bouleversant à ces femmes que l’on croise sans vraiment voir : les femmes des marchés populaires, les mères des ruelles oubliées, les ouvrières de la vie quotidienne. Là où certains ne verraient que foule et tumulte, Ibrahim Philip saisit l’éternité d’un regard, l’effondrement silencieux d’une fatigue, la noblesse secrète d’un geste. À travers ses toiles, le peintre nous plonge dans le marché des pigeons, non comme un simple décor, mais comme un théâtre sacré d’histoires tues, de douleurs muettes, de rires volés à la misère.
Là réside la force de Philip : son pinceau devient bistouri, son regard, stéthoscope. Il dissèque les âmes, écoute les cris que l’on n’ose pousser. Il transforme le visible en vérité. Chaque tableau devient une confession sans prêtre, une scène où la femme n’est plus sujet mais substance. On pense à cette image puissante qu’il évoque : « L’oiseau qui danse, égorgé de douleur », parabole poignante de la beauté blessée.
La peinture comme sacerdoce
Il y a chez Ibrahim Philip la tendresse d’un poète et l’âpreté d’un conteur. Il aurait pu être prêcheur, confesseur ou sage. Il a choisi la toile, comme on choisit la voie du silence parlant. Dans ses œuvres, les symboles abondent : la « pomme d’Adam » y devient fardeau collectif, le combat de la femme, un mythe ancien sans fin. Les couleurs vibrent, non pour séduire, mais pour témoigner. Il ne peint pas ce qu’il voit, mais ce qu’il comprend. Et c’est cela qui bouleverse.
Loin des modes et des artifices, son art plonge ses racines dans l’argile de la mémoire, nourri par les champs du delta, les chansons de ruelle, les drames discrets des oubliées. Même lorsqu’il a exposé aux États-Unis, il n’a pas cédé à l’appel de l’ailleurs. « La matière première de l’inspiration est à Tanta », confie-t-il. Et il y est resté, fidèle à sa terre, à son ciel, à ses douleurs familières.
Un artiste entre deux rives : L’héritage et le souffle
Dans chaque tableau d’Ibrahim Philip, le spectateur est invité à une méditation. Le silence qui en émane n’est pas vide : il est dense, habité, vibrant. C’est un silence qui interroge notre rapport à l’autre, à la femme, à la douleur, à la dignité. Il s’inscrit dans la lignée des grands noms que Tanta a portés, à l’image de Hegazi, maître du dessin satirique, et prouve que les marges peuvent enfanter les voix les plus justes.
L’exposition à la galerie “Dai” n’est pas une simple escale. Elle est une traversée. Elle nous montre un artiste en pleine possession de sa maturité, capable de conjuguer profondeur et beauté, engagement et contemplation. L’affluence du public, la reconnaissance des critiques, ne sont qu’un juste écho à une œuvre qui ne triche jamais.
Ibrahim Philip fait partie de ces artistes qui ne demandent pas à être vus, mais à être ressentis. Sa peinture est une prière sans mots, un cri muet, une résistance douce. Il est ce pont fragile et puissant entre l’authenticité d’hier et les incertitudes de demain. Voir son exposition, c’est accepter d’être remué, déplacé, éveillé.
Et cela, aujourd’hui plus que jamais, est un acte nécessaire.