Par Samir Abdel-Ghany



À Alexandrie, niché dans le bruissement des ruelles et le parfum salé de la mer, il existe un lieu qui n’est pas qu’un simple café : le Café des concierges. Là, entre les volutes de fumée et le cliquetis des tasses, se croisaient romanciers, poètes et rêveurs de grande envergure. Parmi eux, le romancier Haggag Oddoul, le poète Khamis Ezz El Arab… et un nom qui scintille d’une lumière singulière : Mohamed El-Borai, poète alexandrin à l’ironie tendre et à l’imagination débridée.Son idée ? Folle, diront certains. Sublime, diront d’autres. Adapter le légendaire Titanic… en dialecte saïdi, cette langue rugueuse et chaleureuse du sud de l’Égypte. Un Titanic transfiguré en opéra populaire, infusé d’âme paysanne, réinventé sous forme de film d’animation.Les obstacles furent nombreux. Les regards sceptiques aussi. Chacun, y compris moi, lui répétait que ce rêve n’avait aucune chance : trop cher, trop ambitieux, et surtout, sans promesse de profit. Mais El-Borai est de ceux qui voient ce que les autres ignorent. Il garda le cap. Et puis, une brèche s’ouvrit : l’intelligence artificielle. Ces nouveaux outils capables de dessiner et d’animer offraient enfin un navire à son rêve. Après des centaines d’essais infructueux, l’œuvre prit forme.Le résultat ? Titanic en dialecte saïdi, un bijou visuel où Leonardo DiCaprio et Kate Winslet côtoient une troupe de musiciens populaires tout droit sortis des noces villageoises. Les dessins séduisent par leur fraîcheur, les mouvements sont fluides, les paroles pleines d’humour, et la chanson — mélange de gaîté explosive et de folklore — pulse comme un cœur battant.Lorsqu’il mit en ligne cette création sur sa page personnelle, nul ne s’attendait à ce que la vidéo frôle les cent mille vues. C’est pourtant ce qui advint. Un chiffre qui n’est pas qu’une statistique : il témoigne d’un besoin, presque viscéral, de retrouver un art à la fois authentique et inventif.Car derrière ce projet se cache une vision claire : fusionner la puissance universelle d’une histoire mythique avec la chaleur du baroudi égyptien — cette parodie chantée qui flirte avec la comédie. El-Borai ne veut pas seulement divertir ; il veut plonger dans les racines du folklore égyptien et le traduire pour des oreilles du XXIᵉ siècle.Autour de lui, un équipage créatif : Ali Ismaïl, chanteur et compositeur au timbre ancré dans la terre, donne vie aux paroles. Gamal Rachad, maestro du mixage et de l’arrangement, sculpte les sons. Le jeune réalisateur Hany El-Qenawy signe une animation taillée sur mesure pour l’humour piquant de la chanson. Quant aux mots, ils portent la patte d’El-Borai, auteur de recueils comme Sentiments absurdes, capable d’alterner tendresse et mordant, tradition et modernité.Aujourd’hui, les studios d’animation frappent à sa porte. Titanic en dialecte saïdi pourrait bien n’être que la première escale. Une nouvelle traversée artistique se prépare déjà, peut-être encore plus audacieuse.Et ainsi, dans ce café où les rêves semblaient parfois se dissoudre dans le marc, un poète a prouvé que l’on peut tisser une étoffe somptueuse même avec “la jambe d’un âne” — comme le dit le proverbe égyptien. Que rien n’entrave l’élan d’un cœur obstiné. Et que parfois, les navires improbables atteignent bien l’autre rive.