Par Samir Abdel-Ghany
Il m’arrive, en franchissant le seuil d’une exposition, d’être saisi avant même d’avoir levé les yeux vers les toiles. Devant l’œuvre de Mostafa Sleem, cette sensation prend la forme d’une joie silencieuse, presque intime. Une joie née moins de ce que je vais voir que de l’existence même de ce moment : celui où cet artiste discret, presque effacé, offre enfin au public un univers qui n’appartient qu’à lui.
Mostafa Sleem a choisi de peindre les humbles, les oubliés, les silhouettes modestes qui traversent nos villes comme des courants d’air. Il en fait les protagonistes absolus de son œuvre. Peut-être est-ce pour cela que ses expositions me touchent tant : j’ai le sentiment d’être l’un des leurs, de trouver dans son regard une fraternité que peu d’artistes prennent le temps de cultiver aujourd’hui.
Ce peintre, dont la voix est un murmure et la présence un souffle, semble porter en lui une contradiction fertile : comment un homme si réservé peut-il atteindre une telle stature artistique ? D’où lui vient cette puissance tranquille qui envahit ses toiles ?
Dans sa dernière exposition, le visiteur en a la réponse dès le premier coup d’œil. La signature de Sleem est immédiate, reconnaissable entre toutes. Ses personnages s’imposent avec la force de colosses nés du quotidien. Ils remplissent l’espace du tableau, imposent leur gravité, et témoignent d’une noblesse que la vie ne leur accorde pas toujours. Ce sont les artisans de l’existence, le sel de la terre, la matrice d’un pays. Dans son exposition intitulée Les Survivants, Sleem leur rend justice et, d’une certaine manière, nous rend justice à tous.
Mostafa Sleem s’inscrit dans la tradition de l’expressionnisme, et plus précisément dans une veine profondément sociale. Il ne cherche jamais la ressemblance, mais la vérité d’une situation, d’un état d’âme. Chaque pièce raconte l’Égypte non pas en surface, mais dans sa pulsation la plus intime. C’est là que réside la beauté particulière de son travail, cette beauté solide, presque organique.
Il peint les travailleurs, les pêcheurs, les paysans, les vendeurs ambulants, les passagers fatigués des transports populaires. Il les peint avec une maîtrise confiante, une énergie qui traverse la toile comme une respiration profonde. Sa palette est terrienne : bleus denses, ocres, bruns argileux, jaunes poussiéreux. Il ne cherche pas la couleur exacte de la peau, ni l’élégance décorative, ni la reproduction fidèle des choses. Ce qui l’intéresse, c’est la vibration intérieure du sujet.
Dans l’ensemble de son œuvre, un équilibre remarquable s’installe entre le plein et le vide, entre la masse et l’espace. La composition est souveraine, le trait assuré, la couleur ferme. Avec cette exposition, Mostafa Sleem semble affirmer une indépendance artistique mûrement conquise.
Il triomphe pour nous comme pour lui-même, armé du seul langage qui ne trompe jamais : la sincérité. Il s’approche des émotions humaines comme on se penche sur une source essentielle, avec respect et nécessité. Ses personnages, malgré leur lassitude, malgré leurs gestes suspendus, se tiennent pourtant ensemble, comme si leur simple proximité créait une solidarité silencieuse.
Certaines toiles évoquent étrangement un fragment retrouvé sur le mur d’un temple pharaonique. Il suffirait d’y inscrire quelques signes hiéroglyphiques pour imaginer qu’elles ont traversé des millénaires. On y sent l’écho d’une civilisation ancienne qui renaît sous une forme nouvelle, contemporaine, vigoureuse. Mostafa Sleem apparaît alors comme l’héritier d’une mémoire picturale qui ne s’est jamais éteinte, un artiste qui inscrit le présent dans une continuité millénaire.
Ainsi se révèle Sleem : un peintre qui redonne voix aux invisibles, dignité aux existences silencieuses et profondeur à la vie ordinaire. Un artiste qui rappelle, avec une humilité désarmante, que les véritables géants sont parfois ceux que l’on regarde le moins.





