Par un souffle tragique et une mise en scène poignante, “La Main noire”, présenté par la troupe « Ibdāʾ Ḥulmuk » de Port-Saïd, a embrasé les planches du théâtre Al-Samer à Agouza. C’était à l’occasion de la 47e édition du Festival national des troupes régionales, organisé par l’Organisme général des palais de la culture sous la présidence du général Khaled El-Labban, dans le cadre des programmes du ministère de la Culture.
Écrite par Michel Monir et portée par la mise en scène audacieuse de Bishoy Emad, cette fresque dramatique plonge le spectateur au cœur des heures sombres de l’occupation britannique en Égypte, et met en lumière le feu sacré de la résistance populaire. Dans ce théâtre de l’Histoire, les héros ne sont ni rois ni prophètes, mais des hommes et des femmes de chair, prêts à offrir leur vie pour une terre qu’ils aiment plus qu’eux-mêmes.
L’intrigue s’articule autour de l’assassinat, en 1924, de Sir Lee Stack, commandant en chef de l’armée égyptienne et gouverneur général du Soudan, événement qui provoqua un véritable tremblement de terre politique et des représailles brutales de l’empire britannique. La pièce suit les pas d’Abdel Hamid Inayat, interprétés avec intensité par Ahmed Saad, figure centrale de la cellule secrète connue sous le nom de « La Main noire », instigatrice de l’opération. Le rideau se lève sur une Égypte sous pression, et se referme sur l’échafaud. Entre les deux, une tension sourde, un patriotisme incandescent, une humanité bouleversante.
Le metteur en scène Bishoy Emad confie que son œuvre se veut avant tout un hommage à la terre natale, à ceux qui se sont tus pour qu’un peuple parle, à ceux qui sont morts pour que la liberté vive. Loin d’une reconstitution historique froide, La Main noire propose une relecture dramatique, presque mystique, d’un moment de bascule, où le tragique devient lumineux.
La scénographie, confiée à Magdy Negm, a transformé la scène en un tableau mouvant du Caire des années 1920. Les moucharabiehs, les cours intérieures, les ruelles tremblantes de secrets ont été recréés avec une finesse remarquable, installant un décor aussi symbolique que réaliste. La lumière de Shady Ezzat, parfois crue, parfois tamisée, sculpte les visages et les silences. La musique de Mohamed Herissa accompagne les cœurs et les deuils, tandis que les chorégraphies de Karim Mostafa font danser les ombres de l’Histoire.
La distribution, pléthorique et investie, réunit plus de trente comédiens – jeunes talents et figures prometteuses – parmi lesquels se distinguent Yasmine El-Zayyat, Mina Samir, Sawsanah Emad, et l’enfant Maazen Abdel Malek, dont la présence fragile émeut et interroge. La troupe de danse populaire de Port-Saïd, dirigée par l’artiste Mohamed Abou Saleh, vient enrichir cette fresque d’un ancrage culturel profond.
Le spectacle a été salué par un jury d’exception composé notamment du critique dramatique Dr. Mohamed Samir El-Khatib, du musicologue Dr. Tarek Mehran, du décorateur Hazem Shebl et du metteur en scène Ahmed El-Banhawy, sous la coordination de l’écrivain Samah Othman, également directeur du festival.
À travers La Main noire, la troupe de Port-Saïd n’a pas seulement raconté un pan d’Histoire : elle a réveillé une mémoire, ranimé une flamme, rappelé que la dignité d’un peuple réside dans sa capacité à se dresser, même dans l’ombre, face à l’injustice.
Le festival se poursuit avec de nouvelles propositions artistiques : mardi, deux représentations sont à l’affiche, ʿArḍ Ḥāl, une création du Palais de la culture de Feshn, à 18h sur la scène de Rod El Farag, suivie à 21h de Zamakan par la troupe de Zaqaziq, au théâtre Al-Samer. L’entrée reste gratuite, comme un cadeau fait à l’âme d’un peuple qui, à travers l’art, continue de se raconter.
Culture 1 :
« L’Illusion » : Quand les fantômes réclament une fin
Par un soir suspendu entre fiction et vertige, la scène du palais de la culture de Rod El-Farag s’est transformée en théâtre de l’âme. La troupe du Centre culturel de Tanta y a présenté « L’Illusion », une adaptation libre et bouleversante de la célèbre pièce Six personnages en quête d’auteur du dramaturge italien Luigi Pirandello, dans le cadre de la 47e édition du Festival national des troupes régionales, organisé par l’Organisme général des palais de la culture, sous la présidence du général Khaled El-Labban.
Réécrite et adaptée par Ahmed Essam, mise en scène avec audace par Mahmoud Fayed, L’Illusion dépasse le cadre de l’hommage ou de l’adaptation pour devenir une œuvre en soi — un théâtre de la confusion, un cri des oubliés, une plongée dans l’inconsolable. Les six personnages que le destin a privés de conclusion émergent des coulisses du néant, interrompant une répétition pour mendier auprès du metteur en scène un peu de lumière, un peu de sens, une fin qui les délivrerait.
La langue, revue dans une prose populaire égyptienne, rend la tragédie proche, presque intime. Elle accroche le spectateur au cœur même de ce paradoxe : sommes-nous les auteurs de notre propre vie, ou les fragments abandonnés d’une histoire inachevée ?
Une illusion nommée vérité
C’est dans cette fissure entre rêve et réalité qu’évolue le personnage de « L’Illusion », incarné par Marwan Abdelaziz avec une grâce troublante. Cette figure allégorique donne chair aux pensées non dites de l’auteur, aux pulsions créatrices avortées, aux soupirs d’un théâtre où tout est possible et rien n’est certain.
Ahmed El-Hassan, dans le rôle complexe du fils, livre une performance d’une rare intensité. Portant le poids d’une enfance disloquée, abandonné par une mère qui reviendra plus tard avec d’autres enfants, il incarne la violence des non-dits, la haine larvée, l’indifférence meurtrière. Lorsqu’il laisse sa petite sœur sombrer dans un puits sans lever le moindre doigt, c’est toute la cruauté silencieuse du monde qui se condense dans son regard.
Farida El-Mallah, du haut de son jeune âge, incarne la fillette victime d’une famille brisée. Sa peur du frère, son regard qui supplie sans comprendre, sa chute dans le silence de l’eau : elle bouleverse, elle fige. Elle donne à l’enfance la voix muette des tragédies qu’aucun mot ne saurait réparer.
Un théâtre des reflets intérieurs
La mise en scène de Mahmoud Fayed ose la déconstruction narrative et visuelle. Ibrahim Abou Bakr, en maître des effets visuels, a conçu une atmosphère en clair-obscur où chaque projection, chaque image, épouse les fractures psychiques des personnages. Le décor signé Samir Zeidan, exécuté par Ahmed El-Bahary, évoque une maison en ruine, un théâtre mental où les souvenirs flottent comme des brumes. La lumière cisèle les âmes, la musique d’Ahmed Afifi résonne comme un cœur qui cogne, tandis que les chorégraphies d’Islam Samir font trembler le réel.
La distribution, d’une densité impressionnante, orchestre cette symphonie de l’ombre avec conviction : Mohamed Mohsen, Yehia Fayed, Ziyad Nasser, Rose Farag, Salma El-Shafie, Omar Abou Aïcha, Marwan Goudi, Hagar Ezzat, et bien d’autres, forment la mosaïque mouvante de cette pièce d’âme.
Présentée devant un jury prestigieux composé du critique Dr. Mohamed Samir El-Khatib, du musicologue Dr. Tarek Mehran, du scénographe Hazem Shebl, du metteur en scène Ahmed El-Banhawy et dirigé par l’écrivain Samah Othman, cette création a été saluée pour son audace, sa tendresse, et son vertige.
Quand le théâtre devient miroir
L’Illusion n’est pas seulement une pièce. C’est une expérience. Un appel lancé aux consciences : que faisons-nous des histoires que nous refusons de terminer ? Des douleurs que nous rejetons hors champ ? Dans cette Égypte des possibles, la troupe de Tanta nous rappelle que les personnages, tout comme les hommes, réclament une fin — ou au moins une écoute.