Dans les ruelles bruissantes du Caire, sur les terrasses de cafés d’Alexandrie ou sous les porches des maisons de Haute-Egypte, une langue vivante, familière et vibrante s’échange de bouche en bouche : la ‘āmmiyya, notre arabe dialectal.
On la parle sans y penser, on y crie notre joie, notre colère, nos plaisanteries et nos prières du quotidien.
Mais combien d’entre nous connaissent réellement l’histoire de ces mots que nous lançons, parfois avec éclat, parfois avec tendresse ? Car derrière les éclats de voix et la spontanéité de notre langage populaire, se cache un héritage riche, mêlé de langues anciennes – copte, grecque, turque, arabe classique – qui résonne comme la chronique affective d’un peuple. Voici donc une traversée poétique dans la mémoire de 18 mots si courants, qu’ils en deviennent invisibles, et pourtant porteurs d’un trésor oublié.
1. Boba‘
«Est-ce que tu vas te taire ou je t’appelle le boba‘ ? » s’écrie la mère. Ce mot qui effraie les enfants tire son origine du copte boubou, nom d’un esprit invoqué dans les rituels magiques égyptiens. Il s’est imposé dans la tradition orale comme la créature imaginaire que l’on brandit pour discipliner les plus jeunes.
2. Tansh
«Tansh et passe à autre chose ! » Derrière cette injonction à l’indifférence se cache le copte tansha, qui signifie «oublier» ou «ignorer». C’est le cousin étymologique de ces expressions modernes comme kabbir ou nofod qu’on entend dans les rues animées.
3. Shalaq
Lorsqu’une femme se montre trop vocale ou querelleuse, on dit dans certains quartiers populaires : «di sitt shalaq». Dérivé du copte, ce mot évoque une tension ou une explosion émotionnelle.
4. ‘Abit
Sous ses allures d’insulte douce, ‘abit provient d’une association de mots anciens : ‘a pour «âne» et bit pour «personne». Littéralement, une «personne-âne», c’est-à-dire une personne perçue comme stupide.
5. Tozz
Ce mot au son sec et insolent signifie littéralement… « sel » en turc. À l’époque ottomane, le sel était exempt de taxe douanière. Les marchands criaient tozz pour indiquer qu’ils transportaient du sel, synonyme de libre passage. Avec le temps, le mot a pris une connotation méprisante: « je m’en fiche ».
6. Shobash
Utilisée dans les mariages comme cri de joie, shobash trouve ses racines dans deux mots : sho, signifiant «cent» en hiéroglyphe, et bash, «bonheur» ou «liesse». Elle signifie littéralement «cent bonheurs !».
7. Falāfil
Derrière ce mot savoureux se cache une construction copte : fa (qui a), lā (beaucoup), fil (fèves). La falāfil, c’est donc littéralement «celle qui contient beaucoup de fèves».
8. Rokhi
Lorsqu’il pleut, les enfants chantent : «Ya maṭra rokhi rokhi». Le mot rokhi, venu de l’Égypte ancienne, signifie simplement «descends».
9. Ahbal
Ce terme signifiant «naïf» a pour origine le grec ancien haplos, qui décrit une personne simple d’esprit, sans malice.
10. Medames
Le célèbre ful medames, ce plat de fèves cuites dans des pots enfouis, nous vient du grec dimás, signifiant enfoui. En hiéroglyphe, on retrouve le mot metmes, indiquant la cuisson lente et cachée.
11. Waḥwī
«Waḥwī ya waḥwī iyāḥa» : ce chant de Ramadan plonge ses racines dans l’époque d’Ahmôsis. À son retour victorieux contre les Hyksôs, le peuple scandait «Waḥ waḥ Iyāḥ», pour célébrer sa mère Iyāḥ-ḥetep. Le chant a traversé les siècles jusqu’à devenir hymne au croissant du Ramadan.
12. Gazma

Le mot désignant nos chaussures vient du turc çizme, qui désignait à l’origine des bottes.
13. Shanta
Ce mot si courant pour dire « sac » vient de çanta en turc, dérivé du persan janateh.
14. Ya ddil‘adi
Une insulte familière dans les disputes : ya ddil‘adi, qui est en réalité une contraction de ya adalla a‘dā’i, «ô le plus féroce de mes ennemis».
15. Halas
Signifiant aujourd’hui «mensonge» ou «absurdité», halas vient du grec heilos, qui signifie pourriture ou décomposition.
16. Yalla barra
Formule d’expulsion bien connue : yalla barra, vient du grec copte ela bara, qui signifie littéralement « dehors ! ».
17. Ya Kharāshi
Ce cri d’appel à l’aide remonte au premier cheikh d’Al-Azhar, Muḥammad al-Kharāshī, connu pour défendre les faibles. Aujourd’hui encore, on invoque son nom dans la détresse.
18. Awī
Enfin, ce mot qui ponctue tant de nos phrases – « j’ai faim awī », « c’est loin awī » – vient tout droit de l’Égypte ancienne. Il signifiait déjà « très », « beaucoup », avec la même musicalité qu’aujourd’hui.