Il y a quelque chose de troublant à se sentir lu par une machine. Non pas lu comme un livre, mais lu comme une carte — détaillée, intime, tracée à l’encre invisible de nos désirs, de nos colères et de nos failles. L’algorithme ne nous regarde pas ; il nous devine. Il ne juge pas, il devance. Il ne s’interroge pas, il cible. Et dans ce monde où le fil d’actualités défile plus vite que notre propre pensée, il arrive un moment où l’on se surprend à penser que cette chose, cette intelligence artificielle sans visage, nous connaît peut-être mieux que nous-mêmes.
Le miroir opaque
Tout commence par un geste anodin. On cherche une recette de soupe à la courgette. On regarde une vidéo de danse contemporaine. On aime une photo de montagne enneigée. Rien de plus banal. Et pourtant, dans les coulisses numériques, chaque clic, chaque pause sur une image, chaque scroll ralenti devient une particule d’information, soigneusement rangée dans le grand cerveau de l’algorithme. Un cerveau sans cœur, mais pas sans mémoire.
Très vite, le monde qu’il nous propose commence à se transformer. Sur YouTube, les vidéos se répondent comme les chapitres d’un roman qu’on n’a jamais ouvert. Sur Instagram, les images semblent choisies pour flatter ce que l’on n’ose avouer. Sur Netflix, les séries s’enchaînent comme si elles venaient combler nos absences. L’écran devient un miroir, mais un miroir truqué : il ne reflète pas ce que l’on est, il anticipe ce que l’on va vouloir être.
La tendresse d’un code
Il y a quelque chose d’émouvant dans cette sollicitude algorithmique. C’est lui qui sait que les jours gris, on préfère les vidéos de chiots maladroits. C’est lui qui nous montre ce documentaire sur les familles brisées quand, au fond de nous, quelque chose nous manque. Il sait qu’après vingt-deux heures, on cherche des réponses existentielles et que le contenu spirituel devient plus séduisant que les sketchs. Il sait même ce que l’on refusera de voir.
Et cela peut ressembler à de la tendresse. Mais ce n’en est pas. L’algorithme ne nous aime pas. Il nous prédit.
Car ce n’est pas un ami. C’est un stratège.
Il ne s’agit pas de nous comprendre pour mieux nous accompagner, mais pour mieux nous retenir. Chaque émotion, chaque doute, chaque pulsion est une porte d’entrée. Il ne nous éclaire pas, il nous enrobe. Il ne nous guide pas, il nous enferme — tout doucement, comme un cocon.
Le piège du sur-mesure
L’illusion est parfaite. Le contenu est taillé sur mesure, cousu de nos goûts, doublé de nos obsessions. Mais ce vêtement-là devient vite trop serré.
Parce que l’algorithme, en nous montrant ce que l’on aime, nous empêche parfois de découvrir ce que l’on ne connaît pas encore. Il nous nourrit de nos propres reflets. Il fabrique des bulles si bien ajustées qu’on en oublie le goût du hasard. Le hasard, ce souffle qui fait naître une passion, un choc, une prise de conscience. Or, à force de filtrer, on devient prévisible, docile, fidèle à notre version la plus calculable.
Un jour, on réalise qu’on ne sait plus ce qu’on aime vraiment. Est-ce moi qui voulais ce contenu, ou est-ce lui qui a voulu que je le veuille ?
Une humanité à reconquérir
Ce n’est pas un combat entre l’homme et la machine. C’est une question de liberté. De cette liberté intérieure qu’aucun code ne devrait confisquer.
Pour la retrouver, il faut parfois cliquer autrement. Sortir du fil. Chercher ce qui ne nous ressemble pas. Laisser le hasard frapper à la porte. Lire des articles auxquels on ne comprend rien au début. Écouter des musiques qui nous déstabilisent. Refuser le confort d’un monde parfaitement accordé à nos humeurs.
Car se connaître vraiment, ce n’est pas se faire prédire. C’est se surprendre.





