Au sud-ouest du Caire, là où la terre se courbe en un vaste croissant fertile aux confins du désert libyque, s’étend le gouvernorat du Fayoum, un territoire qui semble suspendu entre le passé et le présent. Dans ses replis se cachent des vestiges d’une Histoire dont les strates superposées racontent plus de 5 000 ans de civilisation ininterrompue. Ici, les pierres parlent. Les sables murmurent encore les noms oubliés de rois, de prêtres, d’artisans et de poètes. Car le Fayoum, ce n’est pas seulement un havre agricole né de l’eau du Bahr Youssef ; c’est une encyclopédie minérale, une fresque archéologique vivante où l’Egypte pharaonique, gréco-romaine, copte et islamique cohabite dans un silence éloquent.
Le Fayoum pharaonique : La province de Sobek
Les anciens Égyptiens considéraient Fayoum comme une terre sacrée. Elle portait le nom de Crocodilopolis, ou Shedet, capitale du nome XX du Sud. C’est là que l’on vénérait Sobek, le dieu crocodile, incarnation de la fertilité et des forces du Nil. Le grand temple de Sobek, construit sous Amenemhat III (XIIe dynastie, env. 1850 av. J.-C.), dominait jadis la ville antique aujourd’hui ensevelie sous les décombres de Médinet El-Fayoum. Bien que peu de structures aient survécu, les fouilles ont révélé un urbanisme avancé, des maisons en briques crues, des silos à grain, et de nombreux objets religieux, témoins de l’importance de ce centre cultuel.
Non loin de là, à Hawara, se trouve l’un des chefs-d’œuvre architecturaux de la période du Moyen Empire : la pyramide d’Amenemhat III et son légendaire labyrinthe décrit par Hérodote comme un édifice « surpassant toutes les œuvres des Grecs réunies ». Si le labyrinthe n’a laissé que des fondations fragmentaires, les vestiges funéraires autour de la pyramide, en particulier les portraits du Fayoum, constituent une des découvertes majeures de l’archéologie égyptienne.
Les portraits du Fayoum : Entre réalisme et éternité

Au tournant de l’ère chrétienne, sous l’occupation romaine, les habitants du Fayoum développèrent une tradition artistique unique : les portraits funéraires peints sur bois, insérés dans les bandelettes de momies. Ces œuvres, datées entre le Ier et le IIIe siècle après J.-C., allient les techniques gréco-romaines du portrait à la foi égyptienne en l’au-delà. Le regard frontal, l’expressivité des visages, la subtilité des pigments—souvent de l’encaustique à la cire d’abeille—font de ces portraits une des plus émouvantes rencontres entre art et immortalité. Découverts à Hawara, Rubayat, Arsinoé, ou encore Deir El-Bahari, ils sont aujourd’hui dispersés dans les plus grands musées du monde, du Louvre au British Museum.
Karanis et Bacchias : La vie rurale gréco-romaine
L’archéologie du Fayoum ne se résume pas à ses temples et à ses tombes. Grâce à des fouilles menées par l’Université du Michigan dès les années 1920, le site de Karanis (près de Kom Aushim) a révélé un modèle quasi intact d’un village égyptien sous la domination gréco-romaine. Des maisons à plusieurs étages, des bains publics, des greniers, et surtout, une quantité exceptionnelle de papyri administratifs et personnels, offrent une fenêtre unique sur la vie quotidienne : contrats de location, lettres privées, comptes agricoles…
Un peu plus au nord, à Bacchias, la mission archéologique italienne a mis au jour une autre ville prospère, probablement fondée à l’époque ptolémaïque. Là encore, des documents administratifs, mais aussi des objets de la vie courante, racontent le métissage culturel qui a façonné la région. Le Fayoum est alors une mosaïque d’identités : paysans égyptiens, colons grecs, administrateurs romains, marchands nubiens.
Qasr Qarun et l’écho de Dionysos
Au bord du lac Qarun, dans l’ouest de l’oasis, se dresse le temple de Qasr Qarun, l’un des monuments les mieux conservés du Fayoum gréco-romain. Dédié au dieu Sobek, mais également à Dionysos selon certaines lectures, ce sanctuaire date du IIIe siècle av. J.-C. À l’intérieur, un réseau complexe de salles, couloirs et escaliers défie toute tentative d’orientation, comme un écho architectural aux labyrinthes anciens. Le temple, orienté vers le lac, participait sans doute à des cultes saisonniers liés à la crue et à la fertilité.
Wadi El-Hitan : Quand les sables racontent les mers
Le Fayoum ne se contente pas d’abriter des trésors humains. Il est aussi le théâtre d’une mémoire géologique bouleversante. À une centaine de kilomètres au sud-ouest du centre-ville, le Wadi El-Hitan (la Vallée des Baleines), classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, est un sanctuaire naturel datant de 40 à 50 millions d’années. On y trouve les fossiles exceptionnels de cétacés primitifs, les Basilosaurus et Dorudon, ancêtres des baleines modernes. Ces fossiles prouvent la transition évolutive des mammifères terrestres vers la vie aquatique. Les squelettes, souvent complets, sont figés dans le grès désertique comme dans un récit figé de la Terre primitive.
Aujourd’hui, les menaces ne manquent pas : urbanisation sauvage, pillages, érosion. Pourtant, le Fayoum résiste. Des initiatives locales et internationales, telles que les programmes de l’Institut français d’archéologie orientale (IFAO) ou les actions du ministère égyptien du Tourisme et des Antiquités, tentent de documenter, préserver et transmettre ce patrimoine inestimable.
Mais au-delà des institutions, c’est la sensibilisation des populations locales, des enfants et des jeunes, qui reste la clé. Car les pierres ne parlent que si l’on sait les écouter. Le Fayoum est une bibliothèque ouverte ; encore faut-il des lecteurs.
Dans l’ombre bienveillante de Sobek et sous l’œil énigmatique des portraits funéraires, le passé murmure à qui veut entendre. Le Fayoum n’est pas une relique figée, mais une promesse vivante : celle d’une Égypte plurielle, intime, éminemment humaine.
À travers ses temples oubliés, ses villages ensablés, ses fresques funéraires et ses ossements de baleines, le Fayoum nous rappelle ceci : que l’histoire ne meurt jamais tout à fait là où l’on continue de lui prêter attention.