Dans l’aube encore timide du Caire, alors que les premières lueurs caressent les minarets et que le chant des vendeurs de rue s’éveille avant même que le soleil ne se hisse entièrement, une odeur discrète mais puissante s’élève des cuisines, des étals et des échoppes : celle du foul medammes. Cette purée épaisse de fèves brunes, humble dans ses ingrédients mais royale dans sa saveur, incarne à elle seule un pan entier de l’identité égyptienne.

Le foul, c’est d’abord une matière vivante. Dans sa marmite ventrue, il mijote lentement, parfois toute la nuit, dans une eau patiente, jusqu’à ce que les fèves se transforment en onctuosité parfumée. Ce n’est pas un plat, c’est un temps long, une lenteur héritée, un respect ancestral pour la transformation. Et de cette lenteur naît une richesse qui dépasse celle de bien des mets luxueux.
Car en Égypte, le foul n’a pas de caste. Il n’appartient ni aux pauvres ni aux riches. Il est de tous. On le retrouve sur les trottoirs de Shobra, dans des assiettes fumantes posées sur des tabourets branlants, autant que dans les buffets des hôtels cinq étoiles du centre-ville, présenté dans des cassolettes de cuivre, escorté de citron confit et de pain croustillant. Le foul franchit les murs sociaux sans jamais perdre son âme.
On le croit simple, et pourtant il est vaste. Il existe mille manières de le servir, autant qu’il y a de mains pour le préparer. Il peut être relevé d’ail, de citron, ou de cumin. Il se laisse caresser par un filet d’huile d’olive ou une pluie de tahina. Il se marie aux œufs, à l’aubergine, à la tomate, au piment, au beurre, parfois même à un soupçon de vinaigre — chaque région, chaque famille, chaque main a sa version, sa nuance, sa poésie.

Le foul, c’est le plat du matin pressé, englouti dans un baladichaud, pendant que les klaxons du Caire battent leur fanfare quotidienne. C’est le déjeuner du travailleur, pris sur le pouce, entre deux chantiers, le ventre nourri et l’âme rassasiée. C’est aussi le dîner des longues veillées, partagé entre amis avec du fromage istambouli, des cornichons acides, et quelques rires. C’est même le brunch des jeunes branchés de Zamalek, réinventé en verrine avec une touche de coriandre fraîche et un soupçon de piment doux. Le foul s’adapte, sans jamais trahir.
Mais plus qu’un plat, le foul est un langage. Il dit le partage. Il dit la débrouille. Il dit la mémoire. On s’en souvient dans les matins d’enfance, quand il était apporté du koshk du coin, enveloppé dans du papier journal. On s’en souvient dans les voyages en train vers Alexandrie, dans les petits sachets qu’on ouvre avec les doigts. Il colle un peu, il tache parfois, mais il console toujours.

Et dans un pays où la table est souvent bruyante, colorée, généreuse, le foul est l’un des rares plats qui impose une forme de recueillement. On le mange lentement, avec du pain, avec les doigts, en silence parfois. Comme si, dans sa texture dense, se cachaient des récits anciens, des échos de souks disparus, des prières murmurées par les grands-mères.
Ce n’est pas un hasard si le foul est devenu, au fil des siècles, une sorte de colonne vertébrale culinaire pour les Égyptiens. Il est peu coûteux, mais rassasiant. Il est modeste, mais profond. Il est quotidien, mais jamais banal. Il a traversé les invasions, les crises économiques, les révolutions, sans perdre son statut de roi silencieux.
Aujourd’hui encore, dans les arrière-cuisines de Sayeda Zeinab, dans les cantines d’université, dans les brunchs cosmopolites ou les pique-niques du vendredi, il reste là, fidèle, immuable. Il est la mémoire comestible du peuple, le plat qui rassemble quand tout se disperse, la tradition servie chaude.
Le foul, ce n’est pas juste une recette. C’est une déclaration d’appartenance. Une façon de dire, en une bouchée : je suis d’ici. Et peut-être, au fond, une manière de se rappeler qu’il suffit parfois de peu — de fèves, de pain et de chaleur — pour nourrir un peuple… et son cœur.