L’Égypte ancienne demeure l’un des plus fascinants laboratoires architecturaux de l’histoire. Nulle part ailleurs, la pierre n’a été utilisée avec autant de sens symbolique, de rigueur technique et de vision spirituelle. Parmi les monuments qui marquent l’évolution des techniques pyramidales, la pyramide rhomboïde de Dahchour, construite sous le règne du roi Snéfrou (vers 2600 av. J.-C.), occupe une place capitale. Elle est la clé de voûte entre les pyramides à degrés et les pyramides à faces lisses, et témoigne de la transition architecturale qui a conduit à la perfection de la Grande Pyramide de Guizeh.
La pyramide rhomboïde de Dahchour : Un tournant architectural
Édifiée à une quarantaine de kilomètres au sud du Caire, sur le site de Dahchour, la pyramide rhomboïde – parfois appelée « la pyramide à double pente » – tire son nom de la forme singulière de ses faces. Commencée avec un angle d’inclinaison de 54°31’, elle change brusquement de pente à 43°21’ à mi-hauteur, donnant à sa silhouette un aspect « brisé ».
Cette modification spectaculaire ne relève pas d’un choix esthétique, mais d’une correction structurelle. Les ingénieurs de Snéfrou, constatant un affaissement progressif de la base et un risque d’effondrement dû à la trop grande inclinaison initiale, décidèrent de réduire la pente afin d’alléger la charge. Ce compromis ingénieux permit d’achever la construction sans effondrement, tout en inaugurant une forme nouvelle qui marquera durablement l’histoire de l’architecture égyptienne.
Haute de 105 mètres, la pyramide rhomboïde est bâtie principalement en calcaire de Tura, soigneusement poli. Ses faces, remarquablement bien conservées, offrent aujourd’hui un aperçu rare de l’aspect originel des pyramides de l’Ancien Empire, dont la plupart ont perdu leur revêtement externe.
À proximité se trouve une pyramide satellite, probablement destinée à abriter le ka du roi. L’ensemble est ceinturé d’un mur d’enceinte et relié à une chaussée processionnelle menant à un temple bas, aujourd’hui très ruiné.
Le génie de Snéfrou, père des grandes pyramides
Snéfrou, fondateur de la IVᵉ dynastie et père du célèbre Khéops, fut l’un des plus grands bâtisseurs de l’Égypte antique. Son règne marque une période d’expérimentation technique sans précédent. Outre la pyramide rhomboïde, il fit ériger deux autres monuments majeurs :
1. La pyramide rouge de Dahchour, première pyramide « parfaite » à faces lisses. Avec un angle d’environ 43°, elle reprend les leçons de la rhomboïde et atteint un équilibre parfait entre stabilité et majesté.
2. La pyramide de Meïdoum, plus ancienne, conçue d’abord à degrés puis transformée en pyramide lisse. Son effondrement partiel révéla les limites de la maçonnerie primitive et incita à repenser la structure interne des monuments suivants.
Snéfrou fut ainsi l’artisan de la transition entre les pyramides à degrés de l’époque de Djéser et les pyramides classiques de Guizeh. Ses réalisations témoignent d’un esprit visionnaire et d’une administration capable de mobiliser des ressources humaines et matérielles colossales.
Les innovations techniques et les méthodes de construction
La construction d’une pyramide mobilisait des dizaines de milliers d’ouvriers, mais loin du cliché des esclaves, il s’agissait de travailleurs spécialisés, artisans et paysans réquisitionnés pendant la crue du Nil, période où l’agriculture était suspendue.
Les pierres provenaient de carrières locales :
· le calcaire blanc de Tura servait au revêtement extérieur,
· le calcaire de Dahchour pour le cœur de la pyramide,
· et le granite d’Assouan pour les linteaux et chambres funéraires.
Les blocs, pesant de deux à quinze tonnes, étaient transportés sur le Nil, puis tirés sur des traîneaux en bois glissant sur du sable humidifié. Des découvertes archéologiques récentes, notamment celles de Wadi el-Jarf sur la mer Rouge, ont révélé des papyri du règne de Khéops détaillant le transport des pierres par voie fluviale, confirmant la maîtrise logistique des anciens Égyptiens.
Les rampes d’élévation restaient le secret des bâtisseurs : certaines étaient frontales, d’autres hélicoïdales, permettant de tirer les blocs jusqu’au sommet. L’orientation astronomique parfaite des pyramides, alignées sur les points cardinaux, témoigne d’une connaissance précise du ciel et des étoiles circumpolaires, symboles d’éternité.
Les pyramides du Moyen Empire : Continuité et transformation
Après Guizeh, l’architecture funéraire évolua vers plus de sobriété et d’intériorité. Sous le Moyen Empire (2050–1800 av. J.-C.), les rois reprirent la forme pyramidale, mais en privilégiant des matériaux plus modestes et des structures internes plus complexes.
Les pharaons Amenemhat II, Sésostris II, Sésostris III et Amenemhat III élevèrent leurs pyramides à Lisht, Dahchour et Hawara. Ces monuments, souvent en briques crues recouvertes de calcaire, s’effritèrent avec le temps, mais leurs souterrains labyrinthiques témoignent d’une grande ingéniosité.
La pyramide d’Amenemhat III à Hawara, surnommée le Labyrinthe, fascina les voyageurs grecs. Hérodote affirma qu’elle surpassait les pyramides de Guizeh par la complexité de ses galeries. Cette architecture, où le roi reposait dans un réseau de couloirs secrets et de fausses chambres, illustre la lutte constante contre les pillards de tombes.
Les découvertes archéologiques récentes à Dahchour et Saqqarah
Les dernières décennies ont révélé une renaissance archéologique égyptienne. Les missions menées par le Conseil suprême des Antiquités d’Égypte, dirigées par le Dr Zahi Hawass puis par des archéologues égyptiens contemporains, ont permis d’explorer de nouvelles zones autour de Dahchour et Saqqarah.
· En 2019, le ministère des Antiquités a rouvert au public la pyramide rhomboïde de Snéfrou après plusieurs décennies de restauration. Pour la première fois, les visiteurs peuvent descendre dans les chambres internes, aux plafonds en chevrons parfaitement conservés.
· Des fragments de sarcophages, masques funéraires et outils de cuivre ont été mis au jour, confirmant la présence d’un complexe funéraire royal complet autour de la pyramide satellite.
· À Saqqarah, les fouilles de 2020 à 2024 ont mis en lumière plus de 250 sarcophages en bois richement décorés, datés de la XXVIᵉ dynastie (664–525 av. J.-C.), retrouvés dans les puits proches de la pyramide du roi Téti.
· En 2023, des archéologues égyptiens ont également découvert cinq tombes intactes d’importants prêtres et hauts fonctionnaires, ainsi que des statues en pierre calcaire et en bronze dédiées aux dieux Osiris, Isis et Bastet.
Ces découvertes confirment que Dahchour et Saqqarah demeurent parmi les sites les plus actifs d’Égypte, offrant une vision renouvelée du rapport entre royauté, culte funéraire et société.
Les travaux de conservation se poursuivent également grâce à la collaboration entre les autorités égyptiennes et des institutions internationales (comme l’Institut français d’archéologie orientale – IFAO et le Deutsches Archäologisches Institut – DAI). Ces projets visent à préserver la pierre contre l’érosion, la montée des nappes phréatiques et les effets du changement climatique.
De la pyramide rhomboïde de Snéfrou aux labyrinthes d’Amenemhat III, de la précision des bâtisseurs à la passion des archéologues d’aujourd’hui, l’Égypte offre un continuum unique entre passé et présent.
Chaque pierre redécouverte, chaque hiéroglyphe déchiffré, prolonge le souffle de cette civilisation qui a su unir la science, la foi et l’art dans une seule ambition : vaincre le temps. Les pyramides ne sont pas de simples tombeaux : elles sont des poèmes de pierre, écrits pour l’éternité, où le silence des pharaons continue de parler aux hommes.
