« Inconnu » mais bien réel : c’est ainsi que le rapport, alarmiste, de l’Organisation météorologique mondiale présenté le jour de l’ouverture de la COP26 à Glasgow désigne le « territoire » auquel l’état déliquescent de la planète entraîne l’humanité, analyse La Tribune dans son édition du 15 novembre 2021. Inconnu aussi, mais virtuel : c’est l’univers que Mark Zuckerberg promet aux futurs clients de Metavers. Un « Internet incarné », à l’intérieur duquel nous pourrons travailler, nous divertir, voyager, pratiquer un sport… et surtout consommer. La belle vie, quoi ! Face à la très concrète urgence climatique et environnementale, le patron de Facebook, Instagram et autres WhattsApp – désormais réunis sous la bannière Meta – opte pour l’illusion. Tout comme ses coreligionnaires de l’oligarchie « numérique » fascinés par l’espace, il fait le choix, par cette dérobade et cet artifice technologiques, de fuir. De déserter, plutôt que d’affronter une planète que son « œuvre » elle-même et les milliards d’utilisateurs contribuent à démolir. Mais faut-il s’en étonner quand l’époque est à nier la poésie ? D’ailleurs, qu’aurait pensé de cette fantasmagorie dystopique si le contemporain Georges Brassens, dont on commémore le centième anniversaire de la naissance ?
On ne compte plus les rapports qui font la démonstration d’une planète au « pronostic vital engagé ». Celui de l’Organisation météorologique mondiale (OMM) révélé le 31 octobre, jour de l’ouverture de la COP26 à Glasgow – au cours de laquelle les dirigeants du monde auront rivalisé de déclarations spécieuses -, n’est qu’un de plus. Il vient consolider les autres études, et annonce une cascade de bilans et de perspectives plus sombres les uns que les autres. Parmi eux, des concentrations records en 2020 des trois principaux gaz à effet de serre (méthane, dioxyde et protoxyde d’azote), plus élevées que la moyenne annuelle de la période 2011 – 2020. La dégradation des océans et l’élévation du niveau de la mer, s’émeut l’OMM, ont franchi un palier nouveau, provoqué par un réchauffement marin d’une ampleur elle aussi inédite. « Au large des côtes à l’échelle mondiale, le pH de surface – qui conditionne la capacité d’absorption par l’océan du CO2 répandu dans l’atmosphère – n’a jamais été aussi bas depuis au moins 26 000 ans ». En 2021, pour la première fois dans l’histoire connue de l’Arctique, la pluie a remplacé la neige au point culminant de la calotte du Groënland. La perte de masse des glaciers de montagne a doublé sur la période 2015 – 2019 par rapport à 2000 – 2004. Les effets du réchauffement climatique sur le dérèglement climatique sont pléthore : une partie de l’Amérique du nord était dévastée par une chaleur et des incendies d’une exceptionnelle intensité quand une autre connaissait une vague de froid jusqu’alors inconnue. Et que dire des drames (précipitations incontrôlables, inondations, mégafeux) qui frappent aux quatre coins du globe ? Et des conséquences tragiques pour les économies et les peuples les plus vulnérables, exposés au dénuement, à l’agonie et à la famine… ? Mais ce qu’il faut retenir en premier lieu de cette étude est d’ordre sémantique. « La planète est propulsée dans un territoire inconnu », indiquent ses rédacteurs. Inconnu. Inconnu mais bien réel.
Crise passagère
La belle vie, quoi. Celle d’un « confinement » nouveau et durable à l’heure où nous nous extrayons tout juste de celui dans lequel la pandémie nous a plongés, sourit (jaune) le sociologue Dominique Cardon. Peu importe qu’elle fasse l’impasse sur la problématique, cardinale, de régulation. Peu importe qu’un tel monde gonflera les poches de Meta du « nerf de la guerre » que se livrent les rapaces américains et chinois : les données personnelles des utilisateurs. Peu importe, enfin, qu’une telle métamorphose identitaire et « éditoriale » surgisse comme par hasard au moment où Facebook traverse une tempête politique – mise en cause par le Congrès américain et l’Union européenne – et surtout réputationnelle, exacerbée par les révélations de la lanceuse d’alerte France Haugen. Où il apparaît que la ramification algorithmique est devenue ivre, que de graves failles et d’importantes démissions de collaborateurs lézardent le département Integrity chargé de « penser la modération » et de juguler les – nombreux – périls éthiques, que des menaces concrètes – sur la santé mentale des enfants utilisateurs d’Instagram, sur la propagation de la désinformation, sur la fragilisation des démocraties – ont été délibérément dissimulées ou niées.
La crise de défiance lézarde l’édifice, mais les pieds du colosse ne sont pas d’argile : d’une part, l’inféodation des utilisateurs de ses applications dépasse l’enveloppe de leur conscience, d’autre part sa capitalisation boursière certes en recul depuis l’irruption des attaques demeure « confortable » : plus de 900 milliards de dollars… de quoi financer quelque « joyeux » territoire inconnu, avec déjà 10 milliards de dollars investis en 2021 et la prévision de 10 000 recrutements en Europe d’ici cinq ans.
Désertion
Oui, la belle vie. Mais une vie virtuelle, une échappatoire artificielle, un territoire d’illusions. Un dessein qui peut être résumé à un verbe : fuir. Les compagnons d’hubris de Mark Zuckerberg, les nervis du scientisme qui ont pour nom Branson, Bezos, Musk et s’emploient à privatiser, à coloniser et à marchandiser l’espace (lire Branson, Bezos, Musk, les fossoyeurs de l’espace), n’ont d’autre dessein que de proposer une alternative à la fois chimérique et pleutre, inégalitaire et thaumaturgique à la dislocation de la planète, au dépérissement et à l’éradication annoncée d’une partie toujours plus élevée des vivants, du vivant. Ce vivant auquel ils s’estiment étranger, cette « nature » que l’espèce humaine dénomme ainsi pour s’en distinguer et l’accaparer – alors que l’espèce humaine n’est qu’un vivant parmi les vivants, et ne peut espérer sauver la terre des vivants qu’à la condition de se considérer l’égale de toutes les autres. Fuir la planète que l’on détruit soi-même, créer des ilots de survie pour échapper au cataclysme que l’on a préparé, n’est-ce pas un acte de désertion ?
Fantasmagorie
Au contraire des programmes Blue Origin et Space X, Metavers ne soustraira pas les corps aux tragédies climatiques, économiques, sociales, migratoires de la planète. « Simplement », il protègera et libérera les consciences d’un environnement toujours plus irrespirable.