Il y a dans la vie des jours ensoleillés et d’autres un peu voilés. Des plats savoureux aux mille épices et d’autres, il faut bien le dire, aussi fades qu’un jour sans pain. Chaque peuple a sa manière de dire les choses, d’enrober les malheurs, de poivrer les bonheurs. Mais s’il y a bien un peuple qui a fait de la parole un art d’équilibriste entre le comique, le tragique et l’absurde, c’est bien le peuple égyptien.
Bouma : Le hibou déprimé
Ailleurs dans le monde, le hibou est un oiseau vénéré : on l’associe à la sagesse, au silence profond des vieilles âmes et aux bibliothèques poussiéreuses. Mais en Egypte ? C’est une autre histoire. Là-bas, bouma – nom arabe du hibou – est l’incarnation même du malheur en plumes. Si on vous traite de bouma, ce n’est pas que vous êtes savant, c’est que vous avez la tête d’un nuage de chagrin ambulant. Pas méchant, non. Juste… un peu triste et très drôle. Alors à éviter, sauf si vous ambitionnez d’incarner la mélancolie nationale.
Missile : La bombe atomique du compliment
Dans un champ de bataille, un missile est une chose redoutable. En Égypte, aussi – mais pas pour les mêmes raisons. Depuis quelques années, on qualifie de missile une femme dont la beauté défie les lois de la nature, ou une boisson si spectaculaire qu’elle mérite une alerte rouge. Saroukhe, dit-on. Un mot qui fuse comme l’objet qu’il désigne : il explose dans la langue populaire pour signaler ce qui est « trop », ce qui dépasse, ce qui éblouit. Bref, si on vous traite de missile, c’est que vous avez tout fait sauter — les cœurs, les conventions et parfois les nerfs.
Habeshha : Quand le sandwich devient roman
En Égypte, même un sandwich peut être un chef-d’œuvre d’imagination. On entend souvent habeshha — un mot magique qui signifie : “Mets tout ce que tu as, va jusqu’au bout, épice, surcharge, fais exploser les saveurs !” Et ce n’est pas qu’en cuisine. Dans les récits aussi, on habeshha l’histoire : on ajoute, on exagère, on saupoudre d’un peu de drame et d’un soupçon d’héroïsme. Résultat ? Une histoire banale devient épopée nationale. Et personne ne s’en plaint.
Proverbes : Quand le rire sert la sagesse
« Entrer au hamam n’est pas comme en sortir »
On pourrait croire à une métaphore banale, mais celle-ci est tirée d’une fable bien locale. Un jour, un propriétaire de hamam, ruiné par l’absence de clients, décide d’attirer les foules avec une annonce fracassante : entrée gratuite pour tous. Évidemment, tout le quartier s’y presse. Mais à la sortie, surprise ! Les vêtements ont disparu. Pour les récupérer, il faut payer. D’où le proverbe : Dokhoul el-hamam mish zay khorougou. En d’autres termes : dans la vie, le début est souvent doux, la fin… un peu plus corsée. Moralité ? Toujours lire les petites lignes.
« Ceux qui ont eu de la pudeur sont morts »
Un proverbe un brin brutal mais qui a le mérite d’être clair. L’histoire remonte à un incendie dans un hamam pour femmes. Certaines, pétries de pudeur, refusèrent de sortir nues. Elles périrent dans les flammes. D’autres s’élancèrent, la pudeur sous le bras, la vie en main. Depuis, quand on croise une audacieuse qui n’a pas froid aux yeux — ni ailleurs — on lui lance : Eli ikhtachou matou. Parce qu’en ce monde, il semble qu’on ne sauve pas sa peau en rougissant.
Les mots égyptiens sont plus que des mots : ce sont des clins d’œil à une philosophie populaire, entre autodérision et sagesse de la rue. Une façon de dire le monde avec le sourire, même quand il pique un peu.