Lotfia El Nadi et Sarah Essam sont deux femmes égyptiennes qui ont su se faire une place dans un monde d’hommes. La première est physicienne, la seconde, footballeuse. Appartenant à deux générations différentes, elles partagent deux dénominateurs communs : passion et tenacité.
Lotfia El Nadi, physicienne, 88 ans (à gauche) et Sarah Essam, 22 ans, footballeuse et ingénieure : deux femmes égyptiennes qui ont ouvert la brèche dans des milieux masculins, les sciences et le football.

Soixante-six ans les séparent comme si c’était pour marquer la continuité de la lutte des femmes égyptiennes pour défendre leurs droits et faire reconnaître à la société leur égalité par rapport aux hommes.
Lotfia El Nadi, la tête bien pleine
Lotfia El Nadi est physicienne, professeure émérite à l’Université du Caire. Elle a fondé le centre national de laser à l’Université du Caire, et a fait partie du groupe de physiciens qui a mis en marche le réacteur nucléaire d’Inshas. A 88 ans, elle continue à donner des cours, diriger des thèses et assister à des conférences.

Être femme dans le domaine des sciences n’est pas évident. On ne cesse de vous critiquer, de vous imposer des obstacles, et d’examiner votre patience.
Lotfia El Nadi, physicienne
« Être femme dans le domaine des sciences n’est pas évident. On ne cesse de vous critiquer, de vous imposer des obstacles, et d’examiner votre patience. » souligne Lotfia. La tâche n’était pas facile. Être une femme et « brillante » est un cocktail qui ne plaît pas forcément à tout le monde. Au moment où certains ne cessaient de ridiculiser les aptitudes des femmes et questionnaient encore leur esprit scientifique ; et alors que la polémique allait bon train, depuis des années, Lotfia avait choisi très tôt, son camp : celui du travail sans relâche.

Née dans une famille cairote de la classe moyenne, son père Mohamed El Nadi avait un engouement particulier pour l’apprentissage. Il a obtenu une licence de Charia, puis un doctorat à Al-Azhar. ainsi qu’une licence d’arabe de la faculté Dar Al Oloum . « Studieux et distingué, il a été embauché comme professeur et devient en 1956, sous-secrétaire d’Etat au ministère de l’Education. » Un homme pareil connait bien, sans doute, la valeur de l’éducation.
Il n’était pas le seul. La mère Mariam El Kateb l’est aussi. Eblouie par Lotfia El Nadi la première femme égyptienne pilote, la mère a décidé de donner le nom de cette illustre femme à son bébé, surtout que le nom de famille du père est El Nadi. Une similitude qui lui faisait plaisir.
“Je voudrais être comme Marie Curie !”
Dans cette famille, réussir était un but en soi. Ainsi, lorsque Lotfia obtient brillamment son bac, ses parents lui proposent de s’inscrire en médecine. Elle leur exprime alors son grand penchant pour les études d’atomes et de l’énergie surtout, car le domaine nucléaire était nouveau à l’époque. Heureusement que ces derniers ont respecté son souhait et l’ont encouragée. Mais, n’était-ce pas un choix bizarre pour une fille, à l’époque ?
«Certes. Mais à l’époque, je n’ai pas pensé de la sorte. J’avais un rêve que je cherchais à réaliser. J’avais eu la chance de découvrir la physique et la chimie au secondaire, et d’en imaginer immédiatement l’extraordinaire fascination et portée. En outre, je m’étais plongée dans la biographie de Marie Curie, enseignée pendant les cours de langue arabe. C’était donc décidé : Je voudrais être comme Marie Curie !»
Ainsi pour suivre les pas de Marie Curie, première femme professeure à la Sorbonne, qui a fondé en 1909 l’Institut du radium associant recherches fondamentales et applications médicales, Lotfia a dû mener un rythme de travail dur, combler ses lacunes en mathématiques et en physique. Elle obtient la licence en physique avec la mention excellent. Première de sa promotion, elle est nommée assistante à la faculté des Sciences. Cependant, comme elle cherche plutôt un lieu pour continuer ses recherches, elle préfère être nommée à l’organisme d’énergie nucléaire où elle occupe un poste de 1956 à 1969.
En 1957, six mois après sa licence, Lotfia est choisie ainsi que onze autres ingénieurs et hommes de sciences pour partir faire un stage dans le domaine nucléaire en Russie. « C’était une bourse décernée par Nasser, qui était à l’époque, président de l’organisme de l’énergie nucléaire, et très préoccupé par la fondation du réacteur égyptien d’Inshas. J’ai exprimé mon refus d’y aller parce que je venais d’être mariée il y a 3 mois. Quelques jours après, j’ai été étonnée de voir mes professeurs me rendre visite demander à Hussein, mon mari, la raison pour laquelle il a refusé mon départ en stage. Or, comme je ne lui avais rien raconté, il n’avait aucune idée. Il a été même surpris de mon refus, et m’a beaucoup encouragée à poursuivre mon rêve. » Lotfia s’installa pendant un an en Russie pour apprendre de nouvelles technologies. « J’étais ennuyée seulement par le temps qu’il faisait.» Par ailleurs, elle n’avait jamais oublié la visite du président Nasser à Inshas, et ses mots d’encouragement : « Je n’aurai jamais peur et ne serai plus inquiet tant qu’il y a en Egypte, des femmes comme vous ! ».
Le soutien apporté par son mari était aussi un facteur important quant à son succès. C’est surtout de l’amour et du respect mutuel qui ont réuni le couple. « Il était un gentilhomme de Mansoura, issu d’une bonne famille. Notre vie était bonne et heureuse. » Une phrase courte, mais qui dévoile plus qu’elle ne dissimule. Elle se souvient timidement de leur première rencontre. « C’était dans une usine de médicaments. Il est allé ensuite voir mes parents. On s’est mariés. Puis, on est partis pour l’Angleterre : il a eu une bourse pour achever sa licence en ingénierie à l’Université de Manchester. Alors, j’ai décidé d’en profiter pour faire mon master, que j’ai eu de l’Université de Birmingham. » De retour, elle poursuivit ses études et réussit à soutenir quelques années plus tard son doctorat. « Pendant huit ans, on s’est mis d’accord, mon mari et moi, de ne plus avoir d’enfants, car j’ai été tout le temps exposée à des radiations. Ces dernières ont des effets nocifs sur les embryons. Mais en 1965, j’ai eu ma fille May, et quelques années plus tard mon fils Yasser.»
Mère, Lotfia a su très bien maintenir un certain équilibre entre sa vie familiale et sa carrière scientifique. La recette ? « Il n’y a pas de recettes. » sourit-elle et d’ajouter modestement « il faut juste donner à chaque responsabilité dans la vie son temps, de manière à la mener à bien.»
Après de longues années, Lotfia change d’orientation. Elle quitte l’énergie nucléaire pour le laser. « Dans les années 1980, la faculté a reçu de l’Allemagne un nouvel appareil comme cadeau, mais il n’y avait aucun spécialiste dans le domaine pour l’utiliser. Je me suis mis donc à découvrir ce nouveau domaine. » D’ailleurs, elle a même rêvé de former des cadres par le biais d’un centre spécialisé dans la nouvelle technologie de laser et ses applications : le centre national de laser voit donc le jour après 10 ans de travail et d’insistance. « Ahmed Zoweil, que j’ai invité en 1994, pour assister à l’ouverture du centre national du Laser et qui avait su que je travaillais sur ce projet depuis 1984, m’avait dit : quelle patience et quelle force ?! ». Depuis, ce centre n’a cessé de former des cadres de haut niveau.
Retraitée en 1999, elle est toujours professeure émérite et maintient son activité de recherche, et de direction. « Ne plus travailler est pour moi devenir paralysée » souligne Lotfia qui a dirigé 60 thèses, et a complété 130 recherches. Elle organise, tous les deux ans, une conférence internationale. En outre, elle continue à visiter certaines universités, de la Corée du Sud, de la France, de l’Allemagne et des Etats-Unis. Mais, vue la situation sanitaire, tous les séminaires et les conférences sont en ligne.
Sarah Essam, la “reine égyptienne”
En short, baskets et T-shirt, portant le numéro 10, la beauté de Sarah Essam est liée non seulement à sa physionomie, mais aussi à une force de caractère, reflétant une personne sûre d’elle-même, qui gère bien sa vie et assume la responsabilité de ses actes. En l’écoutant parler, on se rend compte que l’essentiel pour cette jeune femme de 22 ans n’est pas de faire fortune, mais de vivre pleinement sa passion et montrer ses prouesses. « Enfant, j’ai toujours aimé tout genre de sport. J’avais du talent pour le basket-ball, le volley-ball, le handball et le football bien sûr », raconte-t-elle. Et d’ajouter : « Le football a toujours eu une place spéciale dans mon cœur, j’avais l’habitude de regarder mon frère jouer comme gardien de but au club Al-Moqaouloun, parfois aussi avec des amis en dehors du club. J’étais ravie lorsque lui et ses amis me laissaient jouer avec eux. J’ai toujours attiré l’attention de n’importe quel garçon qui m’a vu toucher la balle ».
J’ai honnêtement fait du football ma priorité. J’ai renoncé à ma vie sociale pour m’entraîner chaque jour et prouver à toutes les filles que rien n’est impossible.

Sarah Essam, footballeuse professionnelle
Elle se souvient des situations qui l’ont poussée à s’améliorer dans le jeu, pour prouver qu’il n’y a aucune différence entre les sexes, quand il s’agit de jouer au football. Un jour, en vue de passer au statut de professionnelle, la jeune fille qui n’avait pas encore 17 ans, prend la décision de joindre l’équipe nationale de football. Choquée au début, sa famille perçoit cette décision comme une perte de temps, et lui dit qu’il vaut mieux se concentrer sur ses études. Mais Sarah a réussi à les convaincre, en leur montrant qu’elle prend le football au sérieux et que ce n’est pas juste un hobby. « J’ai honnêtement fait du football ma priorité. J’ai renoncé à ma vie sociale pour m’entraîner chaque jour et prouver à toutes les filles que rien n’est impossible. Il ne faut écouter que sa voix intérieure. C’est cette dernière qui vous soutient et vous dit que vous êtes capable d’aller au-delà de vos attentes ».

La jeune athlète savait bien que l’Association égyptienne de football n’accordait pas suffisamment d’attention au football féminin. Or, elle rêvait de commencer sa carrière en Egypte. Ainsi, elle fait ses débuts petit à petit. Elle se qualifie pour la Coupe d’Afrique des Nations (CAN) pour la deuxième fois dans l’histoire de l’Egypte en 2016. La première fois était en 1998, donc avant même qu’elle ne soit née. « J’avais alors senti que j’étais sur la bonne voie. Je me réveillais tous les jours à 5h pour commencer l’entraînement afin d’être prête pour la Coupe. Mais j’ai été choquée d’être exclue de l’équipe finale participant au tournoi pour des raisons loin d’être techniques ».
Son rêve anglais
Croyant en ses aptitudes et au fait que ses efforts finiront par porter leurs fruits, Sarah n’a pas abandonné. Deux ans plus tard, encouragée par sa famille, elle fait ses valises et décide de partir, afin de tenter sa chance dans un club anglais. Accompagnée par sa sœur, Sarah met les pieds pour la première fois de sa vie en Angleterre. A Heathrow, rien ne retient vraiment son attention. Elle a juste le cœur qui bat très fort et son esprit qui lui dit : « It’s time ! ». « On n’avait aucun plan et on ne savait pas comment ça marcherait. Mais à force de chercher, on a fini par trouver pas mal de clubs qui étaient en train de faire des essais pour sélectionner des joueuses. Je me suis présentée devant plusieurs clubs. Mais j’ai fini par choisir Stock City, le deuxième plus ancien club dans l’histoire du foot ».
Son rêve de faire partie de l’un des plus grands clubs européens devient réalité. Mais un autre rêve s’est vite imposé à la liste de la sportive qui a le goût du défi, à savoir : poursuivre ses études universitaires. Elle s’inscrit en génie civil à l’Université de Derby. Une formation normalement peu prisée par les Anglaises.
Seule, la future ingénieure mène une vie singulière. Cette expérience enrichissante lui a permis non seulement de découvrir une autre culture, mais aussi de relever tant de nouveaux défis. « Je savais que ce serait difficile, mais j’étais psychologiquement et mentalement prête à affronter tout genre de problèmes. J’étais tellement ravie de faire ce changement majeur dans ma vie. Je dois admettre que cette adaptation rapide n’aurait pas été possible sans l’aide de mes parents et le soutien de mon frère et mes sœurs ».
L’adaptation est d’ailleurs l’une des clés de sa réussite. Selon Sarah, il faut savoir contrôler ses réactions face aux autres. « Face à des questions bêtes qui dévoilent une certaine méchanceté, j’essaie toujours de répondre intelligemment et de prendre une position d’institutrice. Une footballeuse vint me demander un jour : dans ton pays, le terrain a un gazon comme le nôtre ? Une autre pendant le repas m’a dit : tu sais ce qu’est une soupe ? ».