La politesse n’est jamais un simple vernis social. Elle constitue l’une des premières formes de reconnaissance de l’autre, un langage discret qui régule les relations humaines et apaise les frottements du quotidien. Lorsqu’elle s’effrite, ce n’est pas un détail anodin : c’est souvent le signe d’une société traversée par des tensions profondes, visibles jusque dans les gestes les plus ordinaires.Dire bonjour, remercier, s’excuser, attendre son tour, écouter sans interrompre : ces comportements, autrefois considérés comme évidents, deviennent de plus en plus aléatoires. Dans les transports, dans les administrations, sur les réseaux sociaux, parfois même dans les cercles familiaux ou professionnels, l’impatience remplace la courtoisie, l’agressivité prend le pas sur la retenue. Cette évolution ne relève pas uniquement d’un relâchement des bonnes manières ; elle traduit un climat général de fatigue, de pression et de défiance.La société contemporaine impose des rythmes accélérés et une disponibilité constante. L’individu est sommé d’être performant, réactif, visible, tout en gérant des incertitudes économiques, sociales et parfois existentielles. Dans ce contexte, la politesse peut apparaître comme une charge supplémentaire, un effort inutile face à l’urgence permanente. On coupe la parole parce que l’on manque de temps, on répond sèchement parce que l’on est épuisé, on ignore l’autre parce que l’on se sent soi-même ignoré.La disparition progressive de la politesse est aussi liée à un affaiblissement du lien social. Là où la communauté jouait autrefois un rôle de régulation, la solitude et l’anonymat dominent désormais de nombreux espaces. Dans une foule anonyme ou derrière un écran, l’autre cesse d’être un visage pour devenir un obstacle, un concurrent ou une abstraction. La parole se durcit, les échanges se radicalisent, et la violence symbolique devient banale. L’impolitesse n’est plus perçue comme une faute, mais comme une forme d’affirmation de soi.Les réseaux sociaux ont amplifié ce phénomène en brouillant les frontières entre sphère privée et espace public. L’absence de regard, de ton et de conséquences immédiates favorise une parole brute, souvent dénuée de retenue. L’insulte, le mépris et la moquerie circulent librement, créant une culture de la confrontation permanente. Cette brutalité verbale ne reste pas confinée au numérique : elle contamine progressivement les interactions réelles, où l’on tolère de moins en moins la contradiction, l’attente ou la nuance.Pourtant, la politesse n’est ni une soumission ni une marque de faiblesse. Elle est au contraire une forme de résistance silencieuse à la brutalité du monde. Être poli, c’est reconnaître la dignité de l’autre, même lorsque le contexte pousse à l’indifférence ou à la colère. C’est maintenir un espace de civilité là où tout invite à la rupture. En ce sens, la politesse est un acte profondément politique : elle affirme que le vivre-ensemble reste possible malgré les tensions.Réhabiliter la politesse ne signifie pas revenir à des codes rigides ou élitistes. Il s’agit plutôt de redonner de la valeur à l’attention, à l’écoute et au respect mutuel. Dans une société sous tension, ces gestes simples deviennent des points d’ancrage, capables de restaurer un minimum de confiance et d’humanité. La politesse ne résout pas les crises, mais elle empêche qu’elles ne se transforment en guerre de tous contre tous.Ainsi, lorsque la politesse disparaît, elle révèle bien plus qu’un manque de savoir-vivre : elle expose les fractures d’une société fatiguée, inquiète et souvent à bout de souffle. À l’inverse, chaque acte de courtoisie, aussi discret soit-il, rappelle que la cohésion sociale se construit d’abord dans les détails, là où l’humain choisit encore de reconnaître l’humain.





