Ils sont parfois là où on ne les attend pas (un récit intime pour Salman Rushdie, un roman à l’époque Dickens chez Zadie Smith) ou, au contraire, cultivent des thématiques qu’on leur connaît (la libération de sa mère pour Édouard Louis, la musique des mots de Marie Modiano, les liens féminins chez Deborah Levy). Selon le site vogue.fr, les lire éclaire d’un jour nouveau ce printemps 2024.
Salman Rushdie, l’histoire d’une (sur)vie

“Je n’aime pas l’idée que l’écriture soit une thérapie, l’écriture c’est l’écriture, la thérapie c’est la thérapie, mais il y avait de bonnes chances qu’écrire cette histoire m’aide à me sentir mieux ” : on ne l’a jamais lu aussi intime, et pourtant on retrouve, ici et là, le lyrisme qui est le sien. Car ce n’est pas une tentative d’assassinat qui va empêcher Salman Rushdie de prendre la plume. Tout comme la fatwa lancée contre lui, suite à la publication des Versets sataniques (que ses accusateurs n’avaient manifestement pas bien lu) n’avait pas tari son inspiration. Il s’agit donc de raconter ce qui s’est passé le 12 août 2022, ce jour où un homme l’a poignardé à plusieurs reprises en pleine conférence, aux Etats-Unis, puis l’après : ces jours entre la vie et la mort, la longue, très longue guérison… avec les passages à vide, des détails pragmatiques n’occupant pas de superbes envolées sur la capacité de l’homme à se reconstruire.
L’avant aussi est convoqué : les cauchemars et ses propres écrits prémonitoires, ainsi que l’amour qui le lie à son épouse écrivaine, Rachel Eliza Griffiths. Celle-ci est au centre de ce récit autobiographique, où la vulnérabilité, l’humour et la bravoure s’entremêlent et ne se contredisent jamais, faisant du Couteau l’un des plus beaux livres de Salman Rushdie.
Le voyage intérieur de Marie Modiano

Dans le nouveau roman hybride de Marie Modiano, l’inventivité de la narratrice (qui n’est d’ailleurs pas seule à s’exprimer !) se dévoile avec une écriture laissant la part belle à la poésie. Avec la bien-nommée Ile intérieure, on rêve debout, suivant une écriture fluide qui interroge ce qu’est être artiste. Et donc humain… À noter, un album enregistré avec son compagnon, le musicien suédois Peter von Poehl, Capri- Ballad of the Spirits, viendra compléter cette lecture multi-sensorielle.
Le plus beau roman de Zadie Smith

“Mrs Touchet avait une théorie. L’Angleterre n’existait pas. L’Angleterre n’était qu’un simulacre élaboré. Il ne se passait rien de réel en Angleterre. Ce pays n’était que dîners, pensionnats et faillites. Tout le reste, tout ce que les Anglais fabriquaient et concrétisaient, désiraient et prenaient, utilisaient et rejetaient, avait lieu ailleurs.” Eliza Touchet est sans aucun doute le plus beau personnage féminin créé par l’écrivaine anglo-jamaïcaine Zadie Smith, qui laisse aussi la parole à un autre tout aussi mémorable, Andrew Bogle, le temps de quelques chapitres confessionnels sur l’esclavagisme en Jamaïque, en parallèle d’un procès pour imposture. Femme d’esprit, fine lectrice dotée d’une plume qu’il vaut mieux cacher, Mrs Touchet perd mari et enfant très jeune et s’installe chez son cousin par alliance, William Ainsworth. Lequel (comme Mrs Touchet) a vraiment existé, ayant écrit une tripotée de romans grandiloquents au XIXème siècle. Mais le grand amour d’Eliza, c’est la (première) épouse de William : Frances.
L’imposture est un roman épatant. Découpé en volumes, aux chapitres minutieusement titrés, parfois très courts, cette trame foisonnante se joue du carcan réaliste instauré par Charles Dickens – peu aimable ici – pour révolutionner la propre écriture de Zadie Smith. En ces temps troubles, le choix d’un (apparent) classicisme qui éclaire l’histoire et les hommes, sans flatterie ni opportunisme, est non seulement précieux, mais vital pour la littérature.
Tout sur ma mère, par Édouard Louis

“Rien en littérature ne m’avait autant procuré de joie”. Nous aussi sommes heureux de retrouver la mère d’Édouard Louis, déjà le sujet des Combats et métamorphoses d’une femme, que nul autre que son fils n’aurait pu écrire. Car après avoir raconté sa propre quête existentielle et son statut de transfuge, il raconte la prise d’indépendance de sa mère. D’abord de son mari, le père de l’ex Eddy Bellegueule… Puis, des années plus tard, de son compagnon maltraitant, avec qui elle est partie à Paris, celui qu’elle décide de quitter au début de Monique s’évade.
Lorsqu’on ne dispose pas de facilités sociales, financières et affectives, se retrouver seule face à la précarité pourrait relever de l’impossibilité. Mais Monique est une femme plus puissante que le monde veut bien le croire… C’est cette puissance-là qu’écrit aujourd’hui Édouard Louis, et c’est bouleversant.
Plein soleil avec Deborah Levy

“La plus vieille étoile a treize milliards d’années, mais celles de mon écran de veille ont deux ans et son Made in China. Tout cet univers est désormais fissuré”. À la lecture de ce vénéneux roman de Deborah Levy, on n’est guère surpris d’apprendre qu’il a été adapté au cinéma par Rebecca Lenkiewicz, avec Emma Mackey, Vicky Krieps et Fiona Shaw. Originellement paru en 2016, il est aujourd’hui traduit par les Éditions du Sous-sol (disponible à partir du 10 mai 2024) qui ont largement œuvré à la reconnaissance (amplement méritée) de cette écrivaine britannique féministe à qui on doit les auto-fictionnels Ce que je ne veux pas ou Le Coût de la vie.
Hot Milk, lui, est un récit d’apprentissage où l’on voit Sofia, jeune femme rongée par la maladie paralysante de sa mère Rose, complexée et comme absente à elle-même, reprendre peu à peu vie sur la côte andalouse. C’est là qu’une clinique miraculeuse et hors de prix doit soigner Rose… pendant que Sofia fait la connaissance d’Ingrid. Du soleil, de la chaleur, du désir mais surtout, une relation mère-fille rapportée avec une justesse troublante, et dont les derniers échangent nous prennent aux tripes.