Parmi les nombreuses tendances virales qui surgissent sur TikTok, certaines frôlent la curiosité inoffensive quand d’autres plongent dangereusement dans les méandres de la désinformation médicale et de l’obsession du corps. Deux phénomènes en particulier, le mouth taping et le Skinny Tok, illustrent les tensions croissantes entre les promesses esthétiques de la plateforme et les impératifs de santé publique.
Quand la santé devient un filtre : naissance de nouvelles pratiques
TikTok n’est plus seulement un terrain de danse et de playback ; il est devenu une arène où la santé, le bien-être et l’esthétique se redéfinissent à coups de vidéos de 15 secondes, parfois aussi virales que problématiques. Dans cette nouvelle ère, deux mouvements illustrent le poids que peut avoir un algorithme sur nos choix corporels.
Le mouth taping, ou le fait de se scotcher la bouche pendant la nuit pour forcer la respiration nasale, prétend améliorer la qualité du sommeil, renforcer l’immunité et même, selon certains influenceurs, favoriser une mâchoire plus “esthétique”. Quant au Skinny Tok, contraction de “skinny” (mince) et de “TikTok”, il désigne un courant de vidéos vantant des corps ultra-minces et souvent inaccessibles, mêlant régimes extrêmes, “what I eat in a day” (ce que je mange en une journée) et comparaisons corporelles constantes.
Mouth Taping : Le souffle court de la science
Si respirer par le nez est en effet bénéfique dans de nombreux cas, l’idée de forcer ce processus en scotchant ses lèvres chaque nuit n’est pas sans risque. L’Académie américaine de médecine du sommeil met en garde contre cette pratique non validée par la recherche clinique, surtout chez les personnes souffrant d’apnée du sommeil, de problèmes respiratoires ou de congestion nasale.
“Ce n’est pas parce qu’une vidéo cumule des millions de vues qu’elle constitue une vérité médicale”, alerte le docteur François Martel, pneumologue. “On voit des jeunes de 15 à 25 ans reproduire cette pratique sans avoir consulté leur médecin, ce qui peut être très dangereux.”
Le principal danger réside dans l’absence de dépistage préalable de troubles respiratoires nocturnes. En forçant la respiration nasale, on peut aggraver certaines pathologies sans le savoir, voire provoquer des étouffements chez les personnes sensibles.
Skinny Tok : Quand le corps devient une marchandise
Moins discret que le mouth taping, Skinny Tok est une spirale visible et bruyante, où la minceur est souvent présentée comme synonyme de succès, de beauté et de contrôle. Des jeunes filles y filment leurs repas dérisoires, y exposent leurs “avant-après” amaigrissants et comparent leurs tours de taille en quête de validation numérique.
Les conséquences psychologiques sont redoutables. Des études récentes menées aux États-Unis et en Europe ont mis en évidence une corrélation entre le temps passé sur ces contenus et l’apparition de troubles du comportement alimentaire (TCA) chez les adolescents. L’Organisation mondiale de la santé alerte d’ailleurs sur la hausse des cas d’anorexie et de boulimie chez les mineurs, exacerbés par une exposition prolongée à des contenus valorisant la maigreur extrême.
Les algorithmes de TikTok, en renforçant la visibilité de ce type de vidéos dès qu’un utilisateur interagit avec une ou deux publications similaires, créent une bulle étroite où la diversité corporelle disparaît au profit d’un idéal unique, irréaliste et souvent dangereux.
Responsabilités partagées : Utilisateurs, créateurs et plateformes
Face à ces dérives, la question de la responsabilité est cruciale. TikTok a bien tenté de limiter l’exposition à certains contenus sensibles en bannissant les hashtags les plus explicites (#proana, #thinspiration), mais l’imagination des créateurs contourne rapidement ces barrières à l’aide de néologismes, d’emojis ou de fautes d’orthographe volontaires.
Certains créateurs, souvent suivis par des millions d’abonnés, jouent un rôle ambigu : d’un côté, ils se positionnent comme promoteurs de bien-être et de motivation, de l’autre, ils diffusent des messages normatifs aux conséquences sanitaires désastreuses. Et les jeunes, en quête d’identité, deviennent les premières victimes de cette influence pernicieuse.
Les professionnels de la santé, eux, peinent à rivaliser avec l’audience des influenceurs, même si certains médecins et nutritionnistes commencent à se faire une place sur la plateforme. Mais leur voix reste minoritaire dans un océan de “trucs et astuces” peu ou pas validés scientifiquement.
Vers une éducation numérique et sanitaire
L’enjeu n’est pas seulement de réguler, mais de former. Former les jeunes à repérer les contenus problématiques, à questionner les injonctions virales, à développer un regard critique sur leur consommation numérique. Intégrer dans les cursus scolaires une éducation aux médias couplée à une éducation à la santé semble aujourd’hui indispensable.
“La santé publique ne peut plus ignorer les réseaux sociaux. Il faut investir ces espaces pour y promouvoir une parole fiable et accessible”, affirme Hélène Darfour, sociologue spécialisée dans les comportements numériques.
À l’heure où la viralité peut propulser une idée malsaine à l’échelle planétaire en quelques heures, le cas du mouth taping et du Skinny Tok agit comme un miroir grossissant de notre époque. Une époque où la santé se performe, où le corps se scénarise, où l’identité s’édite à coups de filtres et de “likes”. Il ne s’agit pas d’interdire, mais de comprendre, d’encadrer, d’informer. Car derrière chaque tendance TikTok, il y a des vies réelles, des corps fragiles et des esprits en construction.