Editorial du « Monde ». Ce n’est pas parce que l’Europe traverse des temps troublés que les solutions simplistes doivent s’imposer. L’invasion russe de l’Ukraine bouscule des choix énergétiques et agricoles élaborés dans le confort de la paix. La guerre nous oblige à les revisiter dans l’urgence. Si des ajustements s’imposent pour surmonter la crise, ils ne doivent pas pour autant conduire à des révisions inconsidérées qui affaibliraient la lutte contre le changement climatique. Ce que nous gagnerions à court terme, nous le payerions au centuple sur la longue durée.
La première des priorités consiste à prévenir la pénurie de céréales qui se profile dans les prochains mois en Afrique et au Moyen-Orient, alors que la guerre en Ukraine risque de priver la planète d’un tiers des exportations de blé. Le plan pour la sécurité alimentaire proposé par Emmanuel Macron dans le cadre du G7 du 24 mars a le mérite de prendre la mesure de cette urgence en appelant à la transparence, à libérer les stocks disponibles, tout en incitant à plus long terme les pays africains à produire plus pour leur propre consommation.
Produire plus, c’est aussi l’injonction qui est lancée par certains à l’Union européenne (UE) au moment où elle vient de décider d’un nouveau cadre agricole dit « Farm to Fork ». Cette stratégie, conçue pour atteindre l’objectif de la neutralité carbone en 2050, consiste notamment à réduire de moitié l’usage des pesticides et des antibiotiques pour les animaux d’élevage, de 20% les épandages d’engrais, et de basculer un quart des terres agricoles cultivées vers le bio. Si l’impact de ces mesures varie selon les paramètres pris en compte, la plupart des évaluations prévoient, à l’horizon 2030, une baisse globale de la production agricole européenne.
Cette perspective inquiète sur la capacité de l’UE à répondre aux besoins alimentaires de la planète. L’Europe a certainement un rôle à jouer. Mais la soutenabilité alimentaire mondiale ne doit pas reposer sur ses seules épaules, au prix d’un productivisme suranné. Il faut au contraire profiter de cette crise pour tenter de réduire la dépendance des pays émergents aux importations. Cela passe notamment par une diversification de l’alimentation et le développement de productions locales.
Si l’urgence de la situation peut justifier un pragmatisme ponctuel en desserrant, par exemple, les contraintes sur les jachères, à plus long terme, il serait dangereux de remettre en cause la stratégie globale. Les enjeux géopolitiques actuels ne doivent pas ralentir la transition écologique, mais inciter, au contraire, à l’accélérer. Cette crise rend évidente l’impasse dans laquelle les énergies fossiles nous ont enfermés. Relancer une agriculture industrielle, dépendante du pétrole et du gaz pour fabriquer ses intrants, n’aurait aucun sens.(…)
L’Europe ne doit pas produire globalement plus, elle doit surtout produire différemment pour réconcilier nutrition et environnement, tout en se concentrant sur des objectifs géostratégiques redéfinis. Interrogeons-nous sérieusement sur la composition de notre alimentation. Nous consommons trop de protéines animales. Près de la moitié de la production céréalière mondiale est consacrée à l’élevage. Une réorientation partielle de cette production vers les besoins humains permettrait de contribuer à la sécurité alimentaire mondiale sans augmenter la production. L’heure est à un changement de modèle, pas au retour à un système low cost qui n’a pas empêché les crises alimentaires à intervalles réguliers, tout en détériorant notre environnement et notre santé.